mardi 17 avril 2018

MOTHER !, de Darren Aronofsky... Et le film "caché"...


Comme je le disais hier, un peu saturé par les séries télé, je suis revenu aux films, en allant volontiers vers des oeuvres dont l'accueil critique et/ou public avait été mitigé ou que je jugeai avec méfiance. La curiosité m'a guidé pour vérifier la justesse de mes a priori. A ce petit jeu, une règle : essayer d'apprécier des cinéastes dont je ne suis pas fan, que j'estime surévalués, mais aussi dépasser les polémiques surgies au moment de la sortie des longs métrages. Peut-être y consacrerai-je d'autres entrées, mais au moins pour commencer, voilà une production emblématique de cas de figure : Mother !, le dernier-né de Darren Aronofsky, sorti en Septembre dernier et devenu au choix un "grand film malade" (selon l'expression de Truffaut) ou un vrai film maudit et rejeté. 
D'abord, qu'est-ce que ça raconte ?

 Mère (Jennifer Lawrence)

Une maison brûle et les flammes dévorent une femme vivante à l'intérieur. Puis un homme dépose un diamant sur un support et progressivement la maison retrouve son état normal, dévoilant une belle demeure, encore en chantier et isolée de tout au coeur d'une forêt. Une femme, Mère, se réveille et appelle son mari par le nom de "Bébé". Ils vivent seuls ici et pendant qu'elle restaure la maison, il s'échine à la rédaction de son nouveau recueil de poèmes avec difficulté. Cela le frustre et pour elle, c'est la cause de vertiges qu'elle calme grâce à une curieuse potion jaune. Parfois aussi, en collant son visage aux murs, il lui semble entendre des battements de coeur.

La femme de l'admirateur et ce dernier (Michelle Pfeiffer et Ed Harris)

Un soir, un homme frappe à leur porte, croyant qu'il s'agit d'une maison d'hôtes. Le poète l'accueille chaleureusement et l'invite à dormir dans une chambre d'ami alors que Mère en est visiblement étonnée et contrariée. Ce visiteur est âgé et malade, fumant trop et toussant violemment : c'est surtout un grand admirateur du poète qui désirait le rencontrer avant de mourir. Le lendemain matin, sa femme le rejoint et s'installe avec lui. Mère se dispute avec son époux au sujet de leur présence : elle n'apprécie pas la femme, qui l'interroge sans se gêner sur sa vie sexuelle, tandis que le poète a sympathisé avec son admirateur au point de partir en randonnée avec lui. Quand ils rentrent dans la soirée, les intrus cassent le diamant, obligeant le poète à condamner la pièce où il était, tandis que Mère fait comprendre au couple qu'il leur faut partir au plus tôt.

Mère et le Poète (Jennifer Lawrence et Javier Bardem)

Mais le lendemain matin, les deux fils du couple surgissent dans la maison : l'un d'eux est furieux après avoir découvert le testament, en sa défaveur, de leur père et une terrible dispute s'ensuit. La situation dégénère au point que le fils lésé tue son frère et prend la fuite. Le poète emmène la victime à l'hôpital avec ses parents, laissant Mère seule à la maison.

Mère seule dans la maison

Elle nettoie les traces de la bagarre et éponge le sang sur le parquet dans lequel elle découvre une fuite. Elle descend au sous-sol dans la buanderie et voit le sang s'écouler le long du mur à côté de la citerne à mazout. Le mur est devenu si poreux qu'elle met à jour, en le grattant, une pièce secrète. Lorsqu'elle remonte au rez-de-chaussée, elle se fige en voyant le fils tueur dans l'entrée, mais il disparaît aussitôt. Plus tard, le poète rentre et annonce à sa femme que l'autre fils a succombé à ses blessures, dans ses bras, à l'hôpital. Ils se couchent. Mais le repos est de courte durée...
  
Le poète et Mère entourés des admirateurs

Mère est réveillée par des bruits au rez-de-chaussée et en descendant, elle voit qu'une veillée funèbre a lieu dans le salon, accueilli par le poète. Des invités arrivent, de plus en plus nombreux, investissant les pièces sans se gêner, traitant la jeune femme comme une intruse, dégradant le mobilier, ruinant ses travaux. Furieuse, effrayée, elle supplie son mari de les faire partir puis, à nouveau seuls, il lui demande pourquoi elle se conduit ainsi. Elle lui répond qu'il lui préfère sa carrière et des étrangers comme en témoigne le fait qu'il ne lui fait plus l'amour. Il l'étreint alors dans l'escalier menant à l'étage.

Mère dans la maison

Le lendemain matin, quand elle se réveille, Mère est radieuse : elle annonce à son mari, à ses côtés dans leur lit, qu'elle est certaine d'être enceinte. Cela provoque comme un déclic subit chez lui qui se lève pour griffonner de nouveaux poèmes, pour la première fois depuis des mois. Les mois passent, il lui fait lire son manuscrit qu'elle trouve sublime avant d'apprendre que son éditrice a déjà accepté de le publier en lui assurant un triomphe.

Le poète et Mère

Les prédictions de l'éditrice se vérifient vite et obligent le poète à partir en tournée promotionnelle durant la grossesse de Mère. Un soir qu'elle attend son retour en dressant la table pour un dîner romantique, elle le voit rentrer, suivi peu après par une meute d'admirateurs. Ils envahissent la maison et la mettent à sac tandis que Mère est sur le point d'accoucher. La folie s'empare de l'endroit jusqu'à ce que Mère s'isole dans le bureau de son mari qui l'aide à donner naissance au bébé. Il lui explique alors que ses admirateurs veulent voir l'enfant, seul moyen pour les calmer et les faire partir, mais elle refuse.

L'invasion de la maison par les admirateurs

Profitant qu'elle se soit assoupie, épuisée, le poète prend l'enfant mais la foule possédé le lui arrache. Mère tente de récupérer le nourrisson avant de s'apercevoir, horrifiée, qu'il a été tué et dévoré. Tandis que la maison devient un vrai théâtre de guerre, elle descend à la buanderie et met le feu à la citerne de mazout. Les flammes vont leur travail, consumant les indésirables. Seul le poète survit, miraculeusement épargné par le feu. Avec la permission de Mère, gravement brûlée, il extirpe de sa poitrine son coeur qui cache un diamant. Il dépose la pierre sur un support, la maison retrouve son état initial. Dans son lit, une nouvelle femme se réveille et appelle son mari "Bébé".

A sa sortie, Mother ! a été éreinté par la critique et subi un échec commercial retentissant, à la mesure de la réunion entre son réalisateur, l'Oscarisé Darren Aronofsky, et son actrice-vedette, l'Oscarisé Jennifer Lawrence. A cela il faut ajouter que les deux sont tombés amoureux durant le tournage, alimentant la presse people mais éclipsant aussi le fruit de la collaboration entre la comédienne prodige et le cinéaste qualifié de "visionnaire" depuis Pi, Requiem for a dream ou Black Swan (pour lequel l'Académie le récompensa donc).

Il y a toujours quelque chose de fascinant et de mystérieux quand un film déchaîne les passions et suscite le rejet comme Mother ! l'a fait, comme si le simple fait qu'il existe cristallise un sentiment de revanche. Comme s'il s'agissait en fait de sanctionner ceux qui l'ont rendu possible. En l'occurrence, ici, c'est comme si Arronofsky avait perverti Lawrence en l'entraînant dans son délire au point de la séduire, comme si cet ancien artiste indépendant avait commis un sacrilège en possédant, dans tous les sens du terme, la fiancée de l'Amérique, dont David O. Russell a fait une reine (avec Happiness Therapy, qui lui a valu la statuette, American Bluff, Joy) après être devenu bankable grâce à la franchise Hunger Games.

Or, par un troublant effet-miroir, c'est justement beaucoup de possession qu'il s'agit dans Mother !, variation sur la maison hantée, la maternité, l'inspiration - ce dernier élément étant à la fois la clé de l'histoire et son talon d'Achille. Et Aronofsky affiche clairement où il a puisé cette inspiration : chez Roman Polanski. Et comme le monde est petit, la légende polonaise a justement, dans son dernier opus en date, traité ce thème lui aussi... 

Le film de Roman Polanski adapté du roman de Delphine de Vigan

En effet, Polanski a signé, l'an dernier aussi, une adaptation (revendiquée celle-ci) d'un excellent roman (à la limite de l'auto-fiction et du thriller) de Delphine de Vigan, D'après une histoire vraie. Il y est question d'une romancière qui connaît un grand succès en librairie avec un livre inspiré de la vie de sa mère, sujette à des troubles mentaux. La rançon de cette gloire, c'est que la rédaction de l'ouvrage et sa promotion l'ont littéralement vidée : à court d'idées pour son prochain manuscrit, épuisée moralement et physiquement, elle fait la connaissance d'une admiratrice, L. ...

Delphine et L. (Emmanuelle Seigner et Eva Green)

Delphine, interprétée (sans se ménager) par Emmanuelle Seigner (la propre compagne de Polanski), et L., incarnée par Eva Green vénéneuse à souhait (de retour en France alors que sa carrière s'épanouit en Amérique), deviennent amies, puis la seconde supporte la première dans la passe difficile qu'elle traverse, avec un tel soin qu'elle prend peu à peu contrôle de sa vie, tantôt maternelle, tantôt matrone. L. est une "nègre" littéraire (du moins le prétend-elle, on ne le saura jamais vraiment) et offre à Delphine de l'aider à accoucher du "livre caché" qu'elle porte en elle, une histoire si personnelle qu'elle seule vaut la peine d'être racontée pour qu'elle rebondisse. Mais Delphine, en écoutant les confidences de L. sur son passé, entreprend d'en faire la matière de son nouveau manuscrit. Quand l'intéressée le découvre, elle va tenter de tuer Delphine...

Polanski adapte avec peu d'adresse le roman de de Vigan, notamment parce qu'il se précipite trop dans le deuxième acte, en soulignant les tensions entre Delphine et L., qui chez la romancière se révélaient plus subtilement et se déployaient dans un crescendo haletant, oppressant, magistral. C'est une impression curieuse que de voir un cinéaste se manquer un peu sur un sujet si parfaitement fait pour lui, ressemblant tellement à son cinéma dans l'ambiance et les effets, les thèmes et les ambiguïtés. Le film n'est pas mauvais ni désagréable, mais il n'est pas aussi puissant et intense que le roman et que ce Polanski, à son top, aurait pu en faire. Et ses deux actrices en souffrent d'ailleurs, bénéficiant parfois d'une partition qu'elles servent en virtuoses avant de basculer dans la caricature (faute d'avoir été correctement dirigées ? Ou d'avoir été dirigées de manière outrée ?).

L'inspiration est un sujet merveilleux mais périlleux et, pour en revenir à Mother !, cela se confirme. Il est question chez de Vigan et donc Polanski d'un "livre caché" que l'héroïne devrait selon son amie écrire pour surmonter ses tourments et signer son chef d'oeuvre, mais elle se refuse à l'écrire et en est incapable à cause de la fatigue qu'elle éprouve.

Aronofsky ne s'embarrasse pas de dissimuler son "film caché" puisqu'il se réfère ostensiblement au cinéma de Polanski - et ce n'est d'ailleurs pas la première fois (Black Swan devait autant à son confrère qu'aux Chaussons rouges de Powell et Pressburger). De manière troublante, Mother ! se fait l'écho des mêmes motifs explorés dans D'après une histoire vraie, sauf qu'ici tout y est plus explicite, souligné - d'aucuns diraient trop "américain", trop "hollywoodien". 

Là où c'est le plus évident, et donc où Aronofsky en dit trop, ne résiste pas à garder un certain mystère, à carrément sombrer ensuite dans une sorte de démonstration métaphorique pesante, auquel son film ne résiste pas, c'est quand il fait dire explicitement par le personnage de l'éditrice (jouée par Kristen Wiig) le mot magique et interdit à la fois (interdit parce qu'il explique justement tout) que le personnage de Mère est "l'inspiration".

Déjà que le titre, le rôle, la fonction, le symbole interprétés par Jennifer Lawrence étaient écrits en gras (la mère qui attend et porte l'enfant, l'enfant étant à la fois un bébé de chair et d'os et les nouveaux poèmes enfantés par son mari, dans cette maison dont l'escalier en colimaçon ou la fente dans le parquet ressemblent à un vagin, cette même maison au centre d'une clairière d'une forêt fournie et qui se dresse là dans ce décor comme un phallus, cette maison encore qui brûle et renaît, qui semble attendre d'être occupée, envahie, puis dont on se retire comme dans l'acte sexuel...), déjà donc que tout ça n'est pas d'une subtilité folle, quand le réalisateur nous dit distinctement, au cas où on n'aurait pas compris où il voulait en venir, que Mère est aussi muse et maison, c'est tout de même beaucoup d'indulgence sollicitée.

Polanski ne semblant plus refaire ce qu'il savait si bien suggérer dans ses drames étranges au temps de sa gloire (de Répulsion au Locataire), Aronofsky en livre une version tout aussi maladroite de Black Swan à Mother ! Admirer un maître (même moins inspiré désormais) et vouloir le copier ou lui rendre hommage, pourquoi pas (on apprend toujours de ses maîtres, même de leurs erreurs, de leurs ratages) ? Mais en allant jusqu'à vouloir les corriger, pensant que dire ce qui est implicite est plus efficace que suggérer, ce n'est pas une bonne idée : Polanski a échoué à traiter du "livre caché" comme Aronosky échoue en ne s'empêchant pas de révéler son "film caché". Péché d'orgueil.

Il n'en reste pas moins que la performance de Jennifer Lawrence est impressionnante et on comprend le mélange de fascination et d'amour du réalisateur pour sa muse-compagne, de tous les plans, suivie par une caméra avide de ce corps, de ce visage désirable et habité. Il fallait bien des partenaires aussi physiques que Javier Bardem, Ed Harris ou Michelle Pfeiffer (retour gagnant) pour soutenir sa prestation sans être éclipsés. Il y a là un jeu viscéral qui fait cruellement défaut chez Eva Green et Emmanuelle Seigner que Polanski n'arrive pas/plus à filmer avec autant de perversion.

Alors : "grand film malade" ou film maudit injustement rejeté ? Mother ! trouve sa vérité un peu à côté : pas vraiment bon, aussi bon qu'il aurait pu (dû ?), mais pourtant, étrangement, mémorable (quand Polanski n'a produit qu'un film de plus). Une expérience en tout cas.  

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