mardi 28 juin 2016

Critique 933 : BRÜSEL, de Benoît Peeters et François Schuiten


BRÜSEL est un récit complet écrit par Benoît Peeters et dessiné par François Schuiten, publié en 1992 par Casterman.
Cet album est le tome 5 de la série Les Cités Obscures.
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Jardinier spécialisé dans la confection de plantes en plastique, Constant Abeels souffre depuis quelque temps d'un toux persistante. Son assistante, l'opulente Marie-Jeanne Vanderstichelen, affirme que c'est justement parce qu'il s'est débarrassé de tous les végétaux naturels que sa santé décline.
Lorsque Abeels constate que l'eau courante de sa maison est coupée, il va s'en plaindre auprès de l'administration centrale de Brüsel où personne ne fait grand cas de son problème à l'exception de Tina Tonera, une séduisante jeune femme qui sabote en cachette les machines du service et se donne à Constant dès qu'ils sont seuls dans une pièce.
Remarqué par le professeur Ernest Dersenval, Constant est choisi pour fournir les plantes du futur grand hôpital de la ville. La cité toute entière est en train d'être rebâtie, sous l'impulsion de l'entrepreneur Freddy De Vrouw.
Mais cette folie des grandeurs architecturale est combattue par une bande de résistants dont fait partie Tina qui entraîne Constant dans ce mouvement clandestin. Bientôt les notables de la ville stoppent les travaux car les sous-sols ne supportent pas le poids des nouveaux édifices et les rues sont inondées. Il est temps de fuir pour Freddy De Vrouw qui embarque à bord de son dirigeable reconverti en navire de fortune Dersenval devenu fou, son ami Axel Wappendorff, Tina et Constant - dont la santé s'améliore alors...

Constat intéressant : en (re)lisant les oeuvres d'auteurs (de bande dessinée ou autres disciplines) dans la désordre ou à rebours, comme ici avec la production de Benoît Peeters et François Schuiten dans leur saga des Cités obscures, les motifs qui les obsèdent se révèlent, on en découvre à la fois les origines et la répétition. Tout cela forme alors un canevas où certains éléments deviennent impressionnants et d'autres plus complaisants. Les forces et faiblesses de leur entreprise se font jour.

Brüsel, cinquième tome de la série, date d'il y a déjà 22 ans et, même si l'album n'est pas exempt de défauts, il demeure un des opus majeurs de cette collection. Avec près de cent pages, c'est un copieux volume, dont une des singularités les plus remarquables est qu'il est inspiré de faits réels : en effet, fasciné par les travaux du baron Georges Hausmann à Paris (dont il modifia l'aspect sur plus de 60%), les édiles de la capitale belge engagèrent eux aussi des chantiers colossaux qui vidèrent les caisses et furent interrompues. 

Pourtant, comme l'a expliqué Schuiten (qui élabora cette histoire comme d'habitude en étroite collaboration et dès le début avec Peeters), cette tendance de Bruxelles à sans cesse se transformer, appelée la "bruxellisation", n'a jamais vraiment cessé, les urbanistes sacrifiant même de beaux bâtiments historiques pour moderniser le paysage de la ville.

Cette source historique inspire largement le scénario où encore une fois le décor est grandiosement mise en scène, au gré de planches extraordinaires, parmi les meilleures de Schuiten. Brüsel est un personnage à part entière, cité obscure, fantasmée, réinventée, à la fois ravagée par l'entrepreneur Freddy de Vrouw et ses soutiens directes, les inventeurs Dersenval et Wappendorff (ce dernier apparaîtra ensuite dans L'Ombre d'un homme, tout comme le docteur Polydore Vincent qui intervient un peu dans ce récit). Le spectacle de la transformation sauvage et désastreuse de la ville est saisissant et fait écho à l'aventure du héros.

Souffreteux, Constant Abeels est un archétype des aventures de Peeters : d'abord acquis à l'évolution de son environnement, il en devient vite une victime, pris dans un engrenage kafkaïen suite à un incident banal mais qui va bouleverser son existence. On voit là un de ces motifs récurrents cités plus haut, mais encore finement développé.

On n'en dira pas autant de la figure féminine qui chamboulera ensuite le destin de Constant : Tina Tonero est grossièrement caractérisée et a une attitude à la fois désinvolte, rebelle et sensuelle. Jamais le scénariste ne prend la peine de justifier ses actes : elle se donne à Abeels qui n'a pourtant rien de séduisant et ne ralliera jamais la cause qu'elle défend, c'est une caricature de nymphomane se vantant de ne pas porter de culotte, excitée par ses sabotages puérils. Soyons franc : elle n'a pas plus d'épaisseur et d'intérêt que les sirènes en chaleur de Milo Manara.

L'intérêt de cette histoire est définitivement ailleurs, malgré un parallèle au trait bien gras, entre la santé fragile du héros correspondant à la dégradation de Brüsel et son regain de forme quand il en partira, sur un ersatz d'arche de Noé voguant vers un horizon indéfini. Sous l'angle de la fable, cet épisode des Cités obscures est un peu trop convenu mais efficace. En comparaison avec des volets ultérieurs, il en constitue une étape plus intéressante, annonçant des ambitions narratives plus subtiles avec déjà un graphisme imposant. 

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