mardi 7 juin 2016

Critique 913 : THE CALVIN AND HOBBES TENTH ANNIVERSARY BOOK BY BILL WATTERSON



THE CALVIN AND HOBBES TENTH ANNIVERSARY BOOK BY BILL WATTERSON est un recueil des comic strips de la série par l'auteur, publié en 1995 par Warner Books.

Publiée pour la première fois le 18 Novembre 1985 jusqu'au 31 Décembre 1995, la série Calvin and Hobbes de Bill Watterson s'est imposée durant sa parution comme un des comic strips les plus acclamés de l'histoire du média, au même rang que le mythique Peanuts de Charles M. Schulz. Le mythe a même gagné en grandeur, surpassant donc son illustre aîné, car son auteur s'est totalement retiré depuis 1995. Même son sacre au festival d'Angoulême en 2014 ne l'a pas dissuadé de quitter son antre, quoi qu'il ait consenti à en dessiner l'affiche avec une illustration inédite.

Comment aborder donc un tel monument, dont j'ai emprunté les héros pour en faire la bannière de mon propre blog ? Rédiger des articles sur les neuf albums regroupant l'intégralité de la série ou les cinq compilations synthétisant ses meilleures bandes réclamerait à la fois beaucoup de temps et d'énergie sans garantir que ce que j'y raconterai permettrait de saisir le génie de cette production.

Mais The Calvin and Hobbes tenth anniversary book représente à la fois un point d'entrée idéal et un concentré consistant pour évoquer le chef d'oeuvre de Bill Watterson, et cela pour une simple et bonne raison : dans cet ouvrage, l'artiste a écrit huit articles sur son métier et plusieurs commentaires sur ses strips. Lorsqu'on sait donc à quel point sa parole est rare, et en même temps si finement formulée, cela en fait un document inestimable.

Calvin et l'école : on compatit pour son institutrice,
Mrs Wormwood...

Parlons donc d'abord des articles.

- The comics in transition. Bill Watterson y établit les trois défis qui s'imposent à lui et son média : d'abord il lui paraît nécessaire que les comic strips sachent se renouveler en empruntant des directions inédites et audacieuses ; ensuite il faut que les auteurs s'imposent comme les seuls directeurs de leurs oeuvres ; et enfin il faut savoir créer au-delà des modes, des autres médias, et du business, une concurrence à la télé (rappelons que cela a été rédigé il y a 21 ans, avant l'émergence d'Internet et l'expansion des jeux vidéos).

- Licensing. Bill Watterson aborde avec franchise son combat contre les produits dérivés de son oeuvre - une longue et harassante bataille pour laquelle il a consenti quelques, quoique rares, compromis.

- Sabbaticals. Après avoir ferraillé contre ses éditeurs pour éviter que Calvin and Hobbes ne soit trop décliné en produits dérivés, l'auteur a eu besoin de faire un break, autant pour prendre du repos pour réfléchir au futur de sa production. Il insiste sur ces périodes nécessaires pour prendre du recul.

- The "Sunday Strip". Watterson consacre plusieurs paragraphes, graphiques à l'appui, pour expliquer les contraintes et libertés relatives aux bandes publiées le dimanche, avec l'addition de couleurs et les jeux possibles sur le format.

Calvin et son père.

- Influences. Bien entendu, l'auteur ne pouvait pas ne pas citer quels artistes et quelles séries l'ont marqué. Il en distingue trois, essentiels : Peanuts de Charles M. Schulz ; Pogo de Walt Kelly ; et Krazy Kat de George Herriman.

- The process. Là, on entre véritablement dans l'atelier de Watterson qui nous parle de l'inspiration (qui vient à la fois de nulle part et de partout, d'expériences personnelles, de son passé, et d'observations, de fantasmes, de rêves, de cauchemars) ; de la difficulté mais aussi de l'exaltation d'avoir à écrire et dessiner avec des deadlines (délais de parution) ; du rôle de son épouse (sa première lectrice et critique) ; de l'encrage (qu'il effectue après avoir produit l'équivalent de six daily strips).

- The cast. L'auteur nous présente ses personnages :

- Calvin est un garçon blond de six ans, inspiré par le théologien de la prédestination du XVIème siècle Jean Calvin ; doté d'un caractère impulsif, énergique, curieux, égocentrique, désobéissant mais intelligent. 
- Hobbes est un tigre, peluche qui s'anime et parle seulement quand il est seul avec Calvin, inspiré par le philosophe du XVIIème siècle Thomas Hobbes ; à la personnalité matérialiste, sage, consciencieuse, raisonnable, cynique, sarcastique et pessimiste.
- Les parents de Calvin n'ont ni nom ni prénoms et on ignore leur âge ou profession. Ils manifestent parfois des regrets d'avoir donné le jour à un enfant aussi turbulent, mais témoignent d'une grande patience à son égard.
- Susie Derkins est une fillette du même âge que Calvin, qui réside dans son quartier et fréquente la même école et la même classe que lui. C'est une enfant modèle, mais au tempérament bien trempé, n'hésitant pas à tenir tête au garçon tout en supportant ses drôles de manies.
- Mrs Wormwood est l'institutrice de Calvin. On la devine d'un âge déjà avancé, en fin de carrière, et elle aussi doit composer avec cet élève hors normes, dans une attitude tour à tour résignée, affligée et volontaire, résolue à l'envoyer s'expliquer avec le directeur de l'école pour le discipliner.
- Moe est un camarade de classe de Calvin mais pas son ami : c'est une brute épaisse et idiote, qui l'agresse régulièrement, se moque de lui, en toute impunité.
- Rosalyn est la baby-sitter de Calvin : si son âge exacte est inconnu, on devine qu'elle est encore au lycée ou au début de ses études universitaires. Sachant la difficulté à garder un môme aussi actif, surtout pour la faire tourner en bourrique, elle réclame (et obtient) des avances financières aux parents de Calvin chaque fois qu'elle accepte son job.

Ensuite l'album présente une sélection de 177 pages de strips, choisie par Bill Watterson, et exposant les thèmes les plus emblématiques de sa série. Une large part de ces bandes bénéficie de commentaires par l'auteur, souvent laconiques certes mais parfois plus fournis et qui dévoilent leur inspiration, les doutes de l'artiste, la progression narrative du titre, des idées amorcées mais non développées (le plus souvent parce qu'elles n'aboutissaient pas à des gags dignes d'être développées), des regrets aussi. 

Susie Derkins. 

A raison de deux bandes par pages, on apprécie pleinement la qualité des gags, parfois étendues sur plusieurs jours de parution à l'époque, leur audace formelle, ponctués fréquemment par les "sunday strips" en couleurs, des sommets créatifs.

Les éléments stylistiques distinctifs de Watterson résident dans :

- des personnages variés, à l'expressivité exagérée dans l'action mais sobre dans la réflexion, habités par une imagination fertile, élaborée et étrange ;
- des gags à prédominance visuelle croissante, souvent métaphoriques, avec des dialogues moralistes mais écrits sur un ton ironique ;
- des préoccupations écologistes, représentées par un environnement surtout suggéré pour stimuler l'interprétation des lecteurs.

La technique de Watterson repose sur un dessin rapidement exécuté dans le cadre de découpage très réfléchi : l'artiste cherche à tirer le maximum de ce que le strip (trois-quatre cases en moyenne) ou double strip (six cases en moyenne, dans le cas des pages du dimanche) lui permet. L'encrage mixe l'usage de la plume, du pinceau et de la brosse. 

La périodicité ne rend pas compte de l'impact du temps sur les personnages, qui ne vieillissent pas - un seul anniversaire y sera célébré : celui, une fois, de Susie Derkins. En revanche, les gags se déroulent en hiver quand ils sont publiés durant cette saison, idem avec l'été, et y sont évoqués des festivités traditionnelles, américaines comme Halloween, ou Noël.

Les thèmes explorés excluent des références à des personnalités ou événements contemporains de la série (ce qui explique son intemporalité et sa modernité intacte), mais pointent les frustrations relatives au travail (scolaire pour Calvin, au bureau pour son père, à la maison pour sa mère, lors des gardes de Rosalyn, de l'enseignement pour Mrs Wormwood) ; fustigent la société de consommation, l'apathie du public devant les divertissements de masse abêtissants ; soulignent la négligence à propos de l'écologie ; critiquent les dérives de l'art contemporain (pour Watterson, il n'y a pas de "grand art" ou d'art "mineur", seulement de l'art).

L'auteur exprime des regrets concernant ses premiers strips qu'il estime aussi peu aboutis narrativement que visuellement : nombre de pistes lancées au début seront vite abandonnées (comme les gags impliquant les scouts - qu'intégrera éphémèrement Calvin - , le frère du père de Calvin...) tandis que le dessin va rapidement s'affirmer tout en conservant sa vivacité et en améliorant son inventivité.

Un garçon de six ans et son tigre :
qui n'a pas rêvé d'une telle amitié ?
(Même ce n'est de tout repos pour les parents...)

Les gags récurrents concernent : 

- les disputes entre les parents de Calvin (au sujet de son éducation ou de ses bêtises : ces affrontements sont sans conséquence sur la solidité du couple, et par extension de la cellule familiale mais signifient bien qu'élever le garçon, composer avec son éternelle et inépuisable excentricité est un boulot à plein temps qu'il observe avec une expression constamment ahurie, génératrice d'un décalage comique) ; 
- les statistiques de Calvin sur son père (et sa légitimité à conserver ce rôle considéré comme un poste) ; 
- les bagarres entre Calvin et Hobbes (des ponctuations entre leurs nombreux échanges verbaux, des réparties philosophiques révélatrices de leurs différences : même si ce recueil en propose finalement et curieusement très peu, les gags dits du "I'm home !" où Hobbes se jette sur Calvin quand il franchit le seuil de leur maison, à la fois pour exprimer sa joie de le retrouver et le surprendre en le dominant physiquement, sont une autre manifestations des confrontations) ; 
- les séjours à la campagne lors de campings désastreux (sous une pluie diluvienne, dont seul le père de Calvin est convaincu qu'ils forgent le caractère de son fils et permettent à sa famille d'éprouver leur solidarité, leur communion avec la nature et la possibilité de s'échapper de la ville).
- Les repas de la mère de Calvin (où ce dernier affronte des petits plats de manière irrésistiblement écoeurantes - d'ailleurs le laisser parler de nourriture n'est pas une bonne idée, comme le subira Susie Derkins).
La nourriture et Calvin : une des inspirations
les plus anciennes de l'auteur.

La dimension métaphorique de la série est essentielle. Parfois, elle illustre des motifs dramatiques et poignants, avec subtilité (la mort d'un raton-laveur découvert par Calvin et Hobbes, sans que ses parents ne réussissent à le sauver, permet de traiter du deuil, ce qui est exceptionnel dans un titre destiné aux enfants). Souvent, elle autorise des épisodes loufoques, et même surréalistes. Ainsi en va-t-il des multiples alias de Calvin, des personnages qu'il s'invente pour échapper à la réalité et aux conséquences de ses actes : 

- Tracer Bullett, le détective privé qui enquête sur les bévues du garçon ; 
- Spaceman Spiff, l'aventurier cosmique explorant des mondes hostiles, parfois habités par aliens qui figurent les parents de Calvin, Susie Derkins, Moe, Mrs Wormwood ou Rosalyn ; 
- Stupendous Man, le super-héros qui prétend protéger le faible ou l'innocent mais tourmente en fait Rosalyn ou surprend Mrs Wormwood et sa classe, quand il n'oblige pas la mère de Calvin à lui courir après.

Le Calvinball : très simple à pratiquer - il suffit 
d'inventer de nouvelles règles en permanence lorsqu'on y joue !

Calvin est aussi convaincu d'être un inventeur génial, celui du Transmogriefer (avec lequel il se créée des clones, aussi incontrôlables que lui ou, moyennant quelque réglage, lui servant à faire ses devoirs et donner une image d'enfant sage et même charmant). Il préside avec Hobbes le club G.R.O.S.S (Get Rid Of Slimy girlS) dont la cible désignée est évidemment Susie Derkins (ce club révèle à la fois l'affection de Hobbes pour la fillette, ce qui provoque l'ire de Calvin, même s'il est évident, quoiqu'il ne l'admet jamais, qu'il ne la déteste pas - il refuse juste de reconnaître cette faiblesse).

Calvin a aussi une passion pour les dinosaures : Bill Watterson en était féru lui-même durant son enfance, même s'il explique qu'en commençant à les introduire dans la série, il les dessinait mal et que ses connaissances à leur sujet étaient lacunaires - cela le motivera à se documenter ensuite, et lui vaudra un abondant courrier de passionnés !

Un des passe-temps favoris de Calvin avec Hobbes réside dans de périlleuses courses à bord d'un wagon, une caisse en bois montée sur des roulettes avec laquelle ils dévalent sentiers et ravins tout en devisant sur le sens de la vie avant une inévitable chute (au propre comme au figuré) qui fait office d'enseignement. Pour Watterson, c'était un procédé permettant de développer avec dynamisme des gags - une des préoccupations majeures car les strips obligeaient trop souvent à représenter des talking heads et à négliger les décors.

Enfin, la confection par Calvin de bonhommes de neige (aux formes souvent grotesques et effrayantes, causant l'affliction de ses parents ou de Susie Derkins) répond à l'affection de Watterson pour l'hiver mais aussi à un moyen de railler les commentaires pompeux des critiques d'art contemporain (Calvin étant le premier convaincu que ses créations expriment une réflexion profonde mais incomprise).

Le recueil se termine par un dernier et bref article : Cartooning and Calvin and Hobbes. En quelques paragraphes formidablement inspirés et exprimés avec une exemplaire clarté, l'auteur nous adresse quelques vérités dont la pertinence invite à la méditation plus d'un quart de siècle après leur rédaction.
Ainsi lit-on que ce n'est pas le média qui compte, mais bien la qualité d'expression et de perception qui détermine le sens de l'art. La façon dont l'artiste décrit les choses révèle sa façon de penser : selon l'exigence qu'il s'impose et la confiance qu'il porte à son lectorat, sa production grandira le média ou l'appauvrira.
Enfin, Bill Watterson nous laisse avec ce qui ressemble fort à sa profession de foi, une exergue pour cette BD géniale, indispensable que fut et reste Calvin and Hobbes : "Surprendre est l'essence de l'humour, et rien n'est plus surprenant que la vérité." 

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