samedi 16 avril 2016

Critique 866 : CHRYSIS, de Jim Fergus

La couverture montre une des rares photos
de Gabrielle "Chrysis" Jungbluth.

CHRYSIS (sous titré en français : Souvenir de l'Amour) est un roman écrit par Jim Fergus, traduit en français par Sophie Aslanides, publié en 2013 par les éditions Le Cherche-Midi.

Né en 1899, Bogart "Bogey" Lambert, fils de ranchers du Colorado, décide d'aller combattre les allemands en 1916. Il gagne, sur son cheval Crazy Horse, New York où, en attendant d'embarquer sur un bateau pour la France, il travaille dans un bordel tenu par Mme Mona, avec sa fille Lola.
Durant les combats, Bogey devient une légende comme courrier pour la légion étrangère et, lors d'une mission, il croise le colonel Charles Jungbluth, qu'il impressionnera durablement. En 1918, toutefois, sa chance tourne : son cheval saute sur une mine. Gravement blessé, il est hospitalisé en Ecosse. Une fois rétabli, il gagne sa vie comme boxeur, puis rejoint la France où il retourne à l'endroit où il a failli mourir. Il s'établit à Paris où il est engagé comme barman dans un bordel tenu par Mme Mireille.

Née en 1907, Gabrielle Jungbluth est la fille du colonel Charles Jungbluth et de Marie-Reine Jungbluth. Affichant très tôt des dispositions artistiques, elle convainc son père, peintre amateur, d'intégrer l'atelier du professeur Jacques-Ferdinand Humbert, qui eût comme élève Georges Braque.
Bravant l'autorité sévère mais juste de l'enseignant de 84 ans, elle l'impressionne par sa personnalité et son réel talent tout en améliorant sa technique. Elle adopte le pseudonyme de "Chrysis" après avoir lu le roman érotique de Pierre Louÿs, Aphrodite, trouvé caché dans la bibliothèque de son père.
Grâce à un ami poète, dans les bras duquel elle perd sa virginité, elle pénètre dans le bordel de Mme Mireille pour y dessiner les prostituées et y retrouve Bogey, entrevu quelques mois auparavant dans un café et dont elle était tombé immédiatement amoureuse.

Chrysis et Bogey vivent une folle passion, au point que la jeune femme le convainc de l'aider à organiser une orgie semblable à celle à laquelle elle participa mais avec leurs amis afin d'en tirer un tableau qu'elle présentera au Salon des Indépendants le 18 Janvier 1929. La toile impressionne ses modèles, son professeur et ses parents - mais son père exige, à l'écart de sa fille, que Bogey rompe avec elle car il refuse qu'il l'entraîne dans une vie de débauche, menaçant le jeune homme de révèler qu'il n'est pas mort au champ d'honneur comme il l'a fait croire.
Bogey ment à Chrysis en lui racontant devoir rentrer au Colorado, qu'il a quitté depuis treize ans, car son père serait souffrant, mais promettant de revenir pour l'épouser. Ils ne se reverront plus...
 Jim Fergus

A l'origine de ce roman-récit, il y a un drame vécu par l'auteur : il écrit cette histoire en 2008 après la mort de sa femme, Mari Tudisco, qui avait découvert dans une brocante le tableau intitulé Orgie de Chrysis Jungbluth et qu'il lui offrira.
Orgie,
toile peinte par Gabrielle "Chrysis" Jungbluth en 1928.

Il est d'autant plus délicat alors d'avouer ma déception après avoir lu ce livre réalisé à la fois comme un présent posthume à la femme de Jim Fergus et à la peintre qui a, comme il le dit lui-même, était le trait d'union entre son épouse et ce roman.

Car, là où le bât blesse, c'est que pour une oeuvre censée évoquer la passion, le résultat manque singulièrement de flamme et d'émotion. 

Fergus était un ami de Jim Harrison, le grand romancier chantre du "nature writing", disparu récemment à 78 ans, mais là où l'auteur de Dalva et Légendes d'Automne aurait sûrement su tirer de ce matériau un livre plein de verve, à la fois sensuel et émouvant, on a affaire à une fausse biographie dont le style dépouillé et les choix narratifs n'aboutissent à rien d'aussi intense.

Entendons-nous bien : Fergus écrit très bien. Son écriture simple, économe, suggestive, sensible, fait passer ces 280 pages très aisément, avec une réelle et appréciable fluidité. Mais cette même écriture manque singulièrement de souffle, de romantisme, et sombre même souvent dans un sentimentalisme acidulé que ne rehaussent pas quelques scènes un peu salées. 

Quand on tient un sujet comme celui-ci, exhumant une artiste méconnue (pour ne pas dire complètement oubliée) mais ayant peint une toile aussi extraordinaire, et quand on a soi-même vécu une histoire d'amour aussi belle et tragique, on ne peut pas contenter le lecteur avec un roman aussi peu puissant, qui échoue aussi franchement à vous déchirer, à vous bouleverser.
Kiki de Montparnasse,
qui dut, quand elle la rencontra, inspirer à Chrysis
son émancipation artistique et personnelle.

Fergus adopte une construction qui déroute et, en fin de compte, mine son projet, alternant durant les cinq premières parties (sur huit au total et un épilogue) un récit du point de vue de Bogey (commencer par lui est déjà curieux puisque l'héroïne est Chrysis) et celui de Chrysis. Ce dispositif est efficace quand il permet de considérer des situations sous deux angles différents en apportant une plus-value dramatique, mais ce n'est pas le cas ici (on suit simplement les parcours des deux personnages sans que cela impacte leur future liaison et leur séparation finale). La scène où Bogey rencontre sur le champ de bataille le père de Chrysis bien avant leur romance apparaît du coup bien mal inspirée, comme une coïncidence trop énorme.

Ensuite, il faut savoir que Fergus a avoué, en interview, que le personnage de Bogey n'a en réalité jamais existé : il est la synthèse de plusieurs hommes, mais la légende du cowboy-courrier de la légion étrangère n'a jamais été vraie. Cet artifice dévoilé, l'histoire perd énormément de sa charge émotionnelle et brouille le message : quel est l'intérêt en effet de raconter la vie de Chrysis, qui croise par ailleurs nombre d'artistes célèbres des années 20, si c'est pour l'unir à un individu fictif ?

Différents artistes contemporains de Chrysis,
qu'elle connaîtra, ou croisera simplement : 
 Georges Braque :
il étudia auprès du même professeur d'art  (Ferdinand Humbert) que Chrysis.
 Jules Pascin : un ami de Chrysis.
 Pablo Picasso
 Man Ray
 Moïse Kisling
 Chaïm Soutine
Jean Cocteau
Foujita

Sauf pour accélérer les événements, résumer sa passion amoureuse et son affranchissement comme femme et artiste, le procédé réduit plus qu'il n'enrichit le sujet. A tout prendre, n'y aurait-il pas mieux valu que Fergus rédige un texte plus court, mais plus dense, exclusivement sur Chrysis, quitte à sacrifier ses amours mais en se concentrant sur son parcours de peintre ?

Enfin, pour évoquer une femme qui a réussit à produire une oeuvre aussi saisissante que cette Orgie (quand bien Chrysis n'a jamais plus signé ensuite de tableaux aussi forts), en s'appuyant sur des témoignages recueillis auprès de ses descendants et d'experts, en abordant le féminisme débridée dont elle a su faire preuve, et en prétendant écrire tout simplement une grande passion amoureuse, Fergus devait être capable de communiquer ces sentiments avec plus d'audace que ce qu'on lit dans ce roman. A aucun moment les pages ne convainquent dans ces registres : jamais on ne sent la fièvre, le feu, le dépassement... C'est terriblement plat, distant. La chair n'est pas que triste, elle est sans attrait, sans impudeur, sans tonus. On a le plus grand mal à se représenter le trouble qui s'empare de son héroïne dans les grands moments qu'elle traverse (que ce soit quand elle perd sa virginité - en se donnant à un homme qu'elle choisit uniquement pour cela - , quand elle fréquente les bordels et en découvre la vie, quand elle expérimente l'amour avec une femme, quand elle participe à deux orgies - dont l'une qu'elle organise - , quand elle tombe follement amoureuse de Bogey, quand elle le perd - peut-être le plus gros ratage du livre : aucune émotion n'est convoquée, tout ce passage est transcrit avec un détachement incroyable).

Le personnage de Casmir Lucas, qui fait un temps office de guide pour Chrysis, lui dit à un moment de son initiation :

"L'amour ressenti mais jamais consommé est le plus beau. (...)
Il survit comme un rêve, il n'est jamais déçu."

Hélas ! Jim Fergus ne consomme pas cette histoire et passe à côté : enfant d'un américain et d'une française, l'écrivain n'a pas su traiter avec l'inspiration requise ce portrait de femme si prometteur, comme s'il en avait deviné le parallèle avec sa propre et douloureuse histoire mais sans en tirer tout le tragique romantisme et sans réussir à en suggérer la sensualité.

Son roman est facile à lire, mais, contrairement à Chrysis Jungbluth, qui s'impose comme une découverte mémorable, cet hommage ne laissera sûrement pas une trace impérissable à ceux qui s'y plongeront.
*
Malgré le désappointement, un petit fancast quand même... 
 Hailee Steinfeld : Gabrielle "Chrysis" Jungbluth 
 Joel Edgerton : Bogey Lambert
 Jeremy Irons : colonel Charles Jungbluth
Naomi Watts : Marie-Reine Jungbluth
 Ben Kingsley : professeur Jacques-Ferdinand Humbert
Alison Sudol : Juliette (la modèle du tableau Orgie)

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