dimanche 10 avril 2016

Critique 862 : LA CHAMBRE DEROBEE (Trilogie New Yorkaise, Volume 3), de Paul Auster


LA CHAMBRE DEROBEE (en v.o. : The Locked Room) est un roman écrit par Paul Auster, traduit en français par Pierre Furlan, publié en 1988 par les éditions Actes Sud.
Il s'agit du troisième et dernier volume de La Trilogie New Yorkaise (après Cité de Verre et Revenants).

Le narrateur de cette histoire est un journaliste et critique littéraire, bien que son nom ne soit jamais donné il semble qu'il s'agisse d'un double de l'écrivain Paul Auster lui-même.
Il reçoit un jour une lettre de Sophie Fanshawe, l'épouse de son meilleur ami, qu'il a connu durant l'enfance et qui semble s'être volatilisé depuis sept mois. La jeune femme est la mère de leur fils, Ben, âgé de trois mois, et elle est intimement convaincue que son mari est mort. Désirant accomplir les dernières volontés de son époux, elle confie au narrateur tous ses manuscrits afin de juger s'ils sont dignes d'être publiés. 
Le narrateur éprouve une grande admiration pour Fanshawe, dont il enviait l'acuité avec laquelle il profiter de la vie, sa générosité et son talent littéraire. Son legs comporte une centaine de poèmes, trois romans (Neverland, Miracles et Black-Outs), cinq pièces de théâtre, et treize cahiers remplis de notes diverses (esquisses, projets abandonnés, articles sur des livres, textes ratés...). Il est rapidement évident que tout cela forme une oeuvre ambitieuse méritant d'être diffusée.
Le narrateur convainc l'éditeur Stuart Green de publier les écrits de Fanshawe et ceux-ci rencontrent très vite un vif succès critique et public.
Mais c'est alors que le narrateur reçoit une lettre de Fanshawe, qui est donc encore vivant mais ne souhaite pas que cela se sache ni qu'il soit retrouvé. Il sait aussi que la narrateur est désormais en couple avec Sophie.
Peu après, une rumeur circule dans le milieu littéraire, que communique Stuart Green au narrateur, insinuant que ce dernier serait l'auteur des textes de Fanshawe. Pour démentir, le narrateur accepte la proposition de Green de rédiger une biographie de Fanshawe.
Le narrateur entame alors une enquête qui va lui apprendre la relation douloureuse qui unit Fanshawe à sa soeur cadette, Ellen, devenue folle ; les rapports difficiles qu'il entretint avec sa mère (avec laquelle le narrateur finira par coucher), mais aussi minera son couple avec Sophie. 
Le narrateur, sans avoir écrit une ligne de la biographie, entreprend alors, contre la volonté de Fanshawe (qui a menacé de le tuer s'il ne respectait pas son choix), de retrouver son ami pour le tuer - d'abord physiquement, puis, revenu à plus de mesure, symboliquement... 

Des trois histoires de la Trilogie New Yorkaise, La Chambre dérobée est mon préférée, sans que cela diminue la qualité de Cité de Verre ou de Revenants. Mais si j'apprécie spécialement ce texte, c'est parce qu'il est en quelque sorte le prototype de nombreux romans ultérieurs de Paul Auster.

C'est un ouvrage très concis - à peine 165 pages - , presque plus une grande nouvelle qu'un roman, et cet aspect synthétique participe à la fascination qu'il exerce encore aujourd'hui. On y trouve en germes une telle densité de thèmes développés ensuite par l'auteur que l'effet produit est très troublant, et c'est aussi en cela qu'il est profondément "austerien" : un héros du romancier aurait pu imaginer un tel texte comme un programme qu'il allait appliquer, enrichir, pour la majeure partie de son oeuvre. Mais n'est-ce pas le cas des très grands écrivains que de dérouler ainsi une série de récits toute entière contenue dès le début de leurs efforts ?

Une succession de thèmes est déclinée dans cette histoire :

- comme dans les deux précédents tomes de la Trilogie, il est question d'une quête. Le narrateur s'immerge d'abord dans les écrits de Fanshawe avant de d'enquêter sur sa vie et de vouloir le retrouver (ce n'est pas un spoiler que de révéler que Fanshawe n'est pas mort, comme le suppose Sophie dès le début : l'intérêt de cette découverte est déplacé quand on mesure le mensonge du narrateur, qui ne partage pas cette information avec l'épouse du disparu, et quand on réalise à quel point le traquer, le débusquer devient son obsession).
Le narrateur ne sera pas apaisé avant d'avoir retrouvé Fanshawe, après avoir traversé une multitude de sentiments à son égard - souvenir de l'amitié admirative qu'il avait pour lui, conscience de la jalousie associée à cette admiration, colère contre le mal que fait - à sa femme, à sa soeur, à sa mère, au narrateur - Fanshawe en disparaissant). Mais en partant à recherche de Fanshawe, le narrateur part en vérité à la recherche de lui-même. Ce procédé sera repris, notamment, de manière visible, dans Léviathan, avec le duo Peter Aaron-Benjamin Sachs.

"Dès que je pense à mon enfance, à présent, je vois Fanshawe. (...)
Mais c'était il y a longtemps. Nous avons grandi, nous sommes partis
pour des lieux différents, nous avons dérivé loin de l'autre. (...)
Nos vies nous emportent selon des modes que nous ne pouvons maîtriser,
et presque rien ne nous en reste. Ce presque rien meurt avec nous."

- Naturellement, donc, le deuxième thème exploré est celui de l’identité. On ignore donc comment s'appelle, pour commencer, le narrateur : il est suggéré qu'il s'agit de Paul Auster lui-même, mais ce n'est qu'une hypothèse. En ne nommant pas celui qui raconte l'histoire, Auster permet au lecteur d'être le narrateur, ou en tout cas d'avancer au même rythme que lui dans cette intrigue. Ensuite, qui est Fanshawe lui-même ? A bien des égards, il semble plus un fantasme qu'un individu réel : le portrait qu'en dresse d'abord le narrateur est très flatteur, trop beau, trop intelligent, trop charismatique, pour être vrai. Le dévoilement progressif de son passé est un roman, aux motifs bigger than life : marin, aventurier, manipulateur, auteur génial... Il maquille sa propre mort et jusqu'à la fin sa fuite a des allures de comédie, de farce, avec une part sinistre, cynique.
Sophie abandonne vite l'espoir de le revoir vivant et tombe bien facilement dans les bras du narrateur : qui est cette femme ? Une complice ? Une épouse résignée ou mal-aimée, fatiguée d'un mariage sans avenir ? Son comportement est troublant. Elle finit par s'effrayer de l'obsession du narrateur pour le passé de Fanshawe, comme si elle craignait à la fois de voir resurgir physiquement ce dernier et de voir le narrateur se dissoudre dans sa quête pour le retrouver.
La mère de Fanshawe est aussi une femme équivoque, exprimant des sentiments partagés pour son fils, le maudissant autant qu'elle le pleure, se donnant au narrateur à la fois pour le plaisir d'une étreinte et dans un geste aux connotations incestueuses évidentes.
Enfin, l'éditeur Stuart Green est aussi ambigu, hésitant d'abord à publier les écrits de Fanshawe puis en savourant les bénéfices avant de semer le doute auprès du narrateur à propos d'une rumeur sur le véritable auteur des textes de Fanshawe...

"Alors que j’avais cessé de le rechercher, il m’était plus présent que jamais auparavant. 
Le processus s’était entièrement inversé. Après des mois où j’avais essayé de le débusquer
j’avais l’impression que c’était moi qui venais d’être découvert."

Quoiqu'il en soit, dans ce jeu identitaire, la destruction atteint tout ceux qui y sont confrontés : Fanshawe, en disparaissant, sème le chaos.

- Enfin, le troisième thème est le rapport (familier aux amateurs de Paul Auster) entre réel et fiction. C'est par le biais de textes littéraires, dont fruits de l'imagination, que tout se déclenche. La fiction impacte profondément et durablement (l'action court de 1978 à 1984) les protagonistes, comme si sa puissance était plus grande que la vie réelle elle-même. Elle infuse d'abord, subtilement, avant de ravager spectaculairement les personnages principaux.
Par ailleurs, Auster glisse dans l'histoire des éléments qu'il a lui-même vécus, entendus, lus, ce qui souligne la porosité entre l'oeuvre et la réalité : par exemple, Auster est né comme Fanshawe dans le New Jersey, il a connu l'expérience de la vie maritime puis d'un séjour en France à Paris et dans le Midi, il a été comme son personnage poète et romancier, sa fille s'appelle Sophie comme la femme de Fanshawe, et le bébé qu'ont le narrateur et Sophie Fanshawe se prénomme Paul. Et, à la fin, le narrateur explique avoir écrit les deux premiers tomes de la Trilogie New Yorkaise et que leurs histoires correspondent en fait à des "stades différents d’une même conscience", les différentes versions d'un même récit.

"Et lorsqu'il rêve qu'il ne veut pas écrire, il n'a pas 
la puissance de rêver qu'il veut écrire, et lorsqu'il rêve
qu'il veut écrire, il n'a pas la puissance de rêver qu'il ne veut pas écrire."
- Spinoza.

Servi par un style sec, sans fioritures, et pourtant incroyablement suggestif, très évocateur, La Chambre dérobée est une sorte de passerelle entre les variations mentales de Cité de verre et Revenants et les romans à la fois intimistes et épiques qui deviendront les grands classiques par la suite de l'oeuvre de Paul Auster. La façon dont celui-ci rend compte de la perdition de son héros et y entraîne le lecteur remue mais donne au produit final une intensité envoûtante. Ce texte est vraiment le pivot organique du corps littéraire d'un grand romancier.
*
Qui verrai-je bien pour incarner les personnages principaux ? J'ai juste "casté" trois acteurs.
 Evan Rachel Wood & Chris Evans : Sophie Fanshawe & le narrateur
Susan Sarandon : Mme Fanshawe

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