lundi 7 mars 2016

Critique 832 : LEVIATHAN, de Paul Auster


LEVIATHAN est un roman écrit par Paul Auster, traduit en France par Christine Le Boeuf, publié en 1993 par les éditions Actes Sud.
Ce livre a été récompensé par le Prix Médicis du meilleur roman étranger en 1993.

Peter Aaron, écrivain et enseignant, a la certitude, après avoir lu un article dans le journal, que son meilleur ami, Benjamin Sachs, est l'homme découvert mort après avoir manipulé un engin explosif. Cette conviction est renforcée quand il reçoit la visite de deux agents du FBI qui ont retrouvé sur le corps son numéro de téléphone et qui veulent savoir l'identité du cadavre. Pourtant, Aaron reporte à plus tard la confession de tout ce qu'il sait sur le parcours chaotique de son ami.
En attendant un nouvel interrogatoire, inévitable, par les force de l'ordre, Peter commence à rédiger la biographie de Benjamin : ils se sont rencontrés à New York au début des années 70 lors d'une séance de lectures où ils avaient tous deux été invités mais qui fut annulée à cause d'une tempête de neige.
Ecrivain brillant et penseur anti-conformiste, Sachs avait publié un roman, qui restera son seul ouvrage, Le Nouveau Colosse, dont la lecture impressionna vivement Aaron. Pau après, Peter et sa première femme, Delia, devinrent les parents de David et déménagèrent à la campagne. Mais leur couple se déchire rapidement et ils entament une procédure de divorce.
Peter collectionne les aventures sentimentales sans lendemain jusqu'à ce qu'il ait une relation plus suivie mais libre avec Maria Turner, une artiste expérimentale. Il s'échine à la rédaction de son premier roman et, lorsque Ben va en Californie pour participer à l'adaptation (qui ne se concrétisera pas) de son propre ouvrage, Peter devient l'amant de la femme de son ami, Fanny, avec laquelle il suivit des études universitaires quelques années avant. Il tombe amoureux d'elle mais elle refuse de quitter Sachs, à qui elle avouera même cette infidélité, convaincue qu'il l'a aussi plusieurs fois trompée.
Au début des années 80, Peter s'éprend de Iris, qui prépare une thèse sur Dickens, et l'épouse. Sachs est son témoin.
En 1986, l'existence de Ben bascule littéralement et va impacter la vie de plusieurs de ses proches : cela se passe lors d'une fête donnée chez une connaissance pour le centenaire de la Statue de la Liberté. Flirtant avec Maria Turner, Sachs fait une chute depuis un balcon qui le conduit à l'hôpital, gravement blessé. S'il se remet physiquement, l'accident l'a bouleversé psychologiquement : il explique à Peter sa volonté de changer de vie radicalement. Ainsi va-t-il patiemment organiser sa rupture avec Fanny puis se retirer dans une maison de campagne dans le Vermont pour y entreprendre l'écriture d'un nouveau livre. Il ne l'achèvera jamais et se volatilisera soudainement peu après.  
Pendant deux ans, plus personne n'a de nouvelles de Ben qu'une succession très rapide d'événements a inspiré sa fuite : lors d'une promenade dans les bois, il s'égare et passe une nuit à la belle étoile. Le lendemain, il est pris en stop par un jeune homme avec lequel il croise un inconnu qui va abattre le conducteur avant que Sachs ne le tue. Il découvre dans la voiture de l'assassin un sac rempli de billets de banque. De retour à New York, il se réfugie chez Maria Turner à qui il raconte toute sa mésaventure et montre les papiers de l'homme qu'il a tué, un certain Reed DiMaggio... Que connaît Maria puisqu'il s'agit du mari d'une de ses amies, ancienne prostituée, Lilian Stern.
Ben décide alors de se rendre en Californie pour remettre l'argent de DiMaggio à Lilian, mère célibataire d'une fillette, Maria. Ils deviennent amants puis se séparent, cinq semaines après. 
A partir de 1988, une série d'attentats, sans victimes, a lieu, prenant pour cible des répliques de la Statue de la Liberté et signé par "le fantôme de la liberté", qui enjoint l'Amérique à se ressaisir moralement.
Sachs retourne dans la maison de campagne du Vermont où il tombe sur Peter, attelé à la rédaction d'un nouveau roman. Ben avoue qu'il est l'auteur des attentats, et explique comment il en est arrivé là, se justifiant comme l'héritier de DiMaggio, lui-même inspiré par l'anarchiste Alexande Berkman, puis disparaît à nouveau... 

Au début de cette histoire, page 54, on peut lire cette réflexion : "Nul ne peut dire d'où vient un livre, surtout pas celui qui l'écrit. Les livres naissent de l'ignorance, et s'ils continuent de vivre après avoir été écrits, c'est ne que dans la mesure où on ne peut les comprendre."

Ces phrases synthétisent le propos de Léviathan, un des récits les plus puissants et remarquables signé Paul Auster, dont la relecture récente m'a autant impressionné que lorsque je l'ai découvert il y a 23 ans. C'est à la fois un condensé de tous les thèmes fétiches de l'auteur en même temps qu'un fascinant roman policier. Que l'on sache comme son héros dès le départ comment s'est achevée la course folle de Benjamin Sachs n'empêche pas qu'on soit accroché jusqu'à la fin de ces plus de 300 pages : il reste à savoir comment et pourquoi ce personnage a fini par périr en manipulant une bombe. 

Tel que l'indique les couvertures des différentes éditions de l'ouvrage, montrant partiellement la Statue de la Liberté, ce monument est au coeur de l'intrigue.

Comme le précise Peter Aaron dans le chapitre cinq, contrairement au drapeau, elle est unanimement respectée par les américains et revêt une valeur hautement symbolique pour Benjamin Sachs qui finira par l'attaquer : "Elle exprime l’espoir plus que la réalité, la foi plus que les faits, et on serait bien en peine de découvrir une seule personne qui veuille dénoncer les valeurs qu’elle représente : démocratie, liberté, égalité devant la loi." 

Premièrement, lorsqu'il était encore enfant, Sachs visita la Statue avec sa mère mais quand ils s'engagèrent dans l'escalier menant au sommet de la torche, il doit y  renoncer car elle est sujette au vertige. La chute reviendra plus tard à un moment décisif pour Benjamin..

En 1986, en effet, lors de la fête du centenaire de la statue de la liberté en 1986, Ben drague et est dragué par Maria Turner (une ancienne amante de Peter - personnage inspiré par Sophie Calle, artiste plasticienne, femme de lettres, et réalisatrice-photographe, remerciée par Paul Auster à la fin du roman).
Sophie Calle

Ils s'isolent sur le balcon, où il espère que la promiscuité permettra un contact physique, pour profiter du feu d'artifices et, là, Sachs passe accidentellement par-dessus la balustrade. Hospitalisé, il se reproche d'avoir voulu séduire Maria et connaît une sorte de révélation au terme de laquelle il choisit, après cette chute, de se relever et de changer complètement de vie. La Statue de Liberté a à la fois encore été l'instrument du destin de Benjamin, le libérant en quelque sorte - mais sans qu'il comprenne que cela allait mener à sa destruction.

Et c'est ce qui nous amène au thème, récurrent chez Auster, du destin. L'auteur aime soigner la biographie de ses personnages et dans Léviathan, ce dispositif est au coeur de l'ouvrage puisque tout le récit est une biographie de Benjamin Sachs. Né le 6 août 1945, le jour où la bombe atomique tomba sur Hiroshima, il est un "enfant de la bombe". Le feu d'artifices de 1986 est une autre sorte d'explosion qui signe l'existence de Sachs. Et dans cette suite absurde, Sachs s'en prendra à la Statue de la Liberté, à ses répliques, en les faisant exploser.

Ce qui entraînera Sachs dans cette "carrière" de terroriste se joue aussi à partir de coups du sort : dans une séquence digne d'un conte, il se perd dans les bois (métaphore de son égarement existentiel), y tue un homme après avoir assisté à l'assassinat d'un autre. Toujours dans la même veine, Sachs trouve un trésor figuré par le sac rempli d'argent de Reed DiMaggio (dont le nom évoque bien sûr celui de Joe DiMaggio, célèbre joueur de base-ball - sport favori et régulièrement cité dans l'oeuvre d'Auster - et un temps époux de Marilyn Monroe). Cet argent le mènera jusqu'à Lilian Stern avec laquelle il aura une brève relation qui précipitera sa chute finale en lui inspirant une quête quasi-mystique.

Auster articule son roman sur les rencontres : à chaque personnage qui en rencontre un autre correspond la progression de l'intrigue et son éclaircissement. Dans Léviathan, les femmes jouent des rôles éminemment révélateurs et déclencheurs.

Trois figures féminines se distinguent de manière intense :

- Fanny est l'épouse de Benjamin, sera brièvement la maîtresse de Peter.

- Maria Turner est un personnage-pivot dans l'histoire : elle est d'abord l'amante de Peter, deviendra la confidente-complice de Ben après avoir été au centre de l'accident lors de la fête du centenaire de la Statue de la Liberté, a été l'amie de Lilian Stern.

- Lilian Stern a été l'amie de Maria Turner, l'épouse de Reed DiMaggio - l'homme qu'a tué Benjamin, dont la mort lui inspire de donner l'argent à Lilian, et dont la découverte de la thèse qu'il écrivit sur l'anarchiste russe Alexandre Berkman (qui voulut assassiner Henry Clay Frick, l'incarnation du capitalisme qu'il haïssait) lui donnera l'idée de poursuivre la mission en devenant "le fantôme de la liberté", ce terroriste s'attaquant à la Statue de la Liberté, symbole d'une Amérique perdue.
 Alexandre Berkman
Henry Clay Frick

De même que les personnages évoluent en se rencontrant et en découvrant des écrits (Le Nouveau Colosse de Sachs - dont le titre renvoie à un poème sur la Statue de la Liberté d'Emma Lazarus - pour Peter ; la thèse sur Dickens qu'écrit Iris quand Peter la rencontre ; la thèse sur Berkman que découvre Sachs dans la chambre de DiMaggio), on peut dire que Léviathan est un ouvrage en forme de miroir où Paul Auster se livre d'une manière à la fois romancée et troublante.  
 Emma Lazarus
et un extrait de son poème Le Nouveau Colosse :
"Envoyez-moi vos fatigués, vos pauvres,
Envoyez-moi vos cohortes qui aspirent à vivre libres,
Les rebuts de vos rivages surpeuplés
Envoyez-les moi, les déshérités, que la tempête m'apporte,
De ma lumière, j'éclaire la porte d'or !"

Au jeu des comparaisons entre la fiction et la réalité, on notera que Paul Auster a donné aux prénom et nom de son narrateur ses propres initiales, Peter Aaron. Comme Auster, Aaron a vécu en France, a connu l'échec d'un premier mariage, la paternité, ils sont tous deux écrivains, connaissent des galères financières avant de vivre de leur métier. Aaron épousera, en secondes noces, la belle et érudite Iris, dont le prénom est un anagramme de Siri comme Siri Hustvedt, la propre femme d'Auster, également femme de lettres et grande intellectuelle.

Alors, Léviathan, simple roman ou quasi autofiction ?

On y trouve aussi, bien avant Sunset Park ou Seul dans le noir, une critique de l'Amérique. Auster est un écrivain qui interroge son pays par rapport à son Histoire tout en le traversant géographiquement. Le premier opus de Sachs, Le Nouveau Colosse, est un pavé de plus de 400 pages qui ausculte les paradoxes des Etats-Unis, et dont la genèse a eu lieu alors qu'il était en prison comme objecteur de conscience au moment de la guerre du Vietnam. Il cite le philosophe et poète Henry David Thoreau, qui personnifie l'Amérique originel, où l'on vivait simplement en harmonie avec la nature, loin de la société des hommes qui corrompt, et qui prônait la résistance individuelle contre un gouvernement quand celui-ci prenait des mesures injustes (La Désobéissance civile) - ce qui préfigure l'attitude de Sachs dans le dernier acte de sa vie.
Henry David Thoreau

Le "fantôme de la liberté" renvoie, lui, à une conception particulière de Sachs comme quoi la Loi seule peut résoudre les problèmes de l'Amérique mais évoque aussi  Theodore Kaczynski alias "Unabomber", un mathématicien ayant sombré dans le terrorisme en espérant provoquer un sursaut citoyen contre une société déshumanisée. 
Theodore Kaczynski

Tous ces éléments dessinent le portrait d'un pays déjà déboussolé, parce qu'il a oublié les valeurs sur lesquelles il s'est bâti, son idéal. Le titre même du roman - qui est aussi celui du second opus écrit par Peter Aaron - prend alors tout son relief. Léviathan était d'abord le titre du second roman commencé, dans le Vermont, par Sachs, et sera celui du texte rédigé par Peter et remis au FBI. Le Léviathan est une référence à un monstre marin biblique, qui engloutit Jonah, et encore le titre d’un essai de Thomas Hobbes, qui dénonçait un Etat despotique mais seul "garant d’une vraie société civile".
Thomas Hobbes

Je posais plus haut la question de Léviathan comme une autofiction. Paul Auster a lui-même raconté que ce fut une oeuvre "très difficile à écrire, très âpre, une expérience somme toute assez pénible". Pourtant, ces difficultés n'ont pas altéré la qualité de son style et la richesse de son écriture : tout s'y déroule avec une prodigieuse fluidité, sur un rythme soutenu, avec une construction sophistiquée où alternent mise en abyme, digression, histoire dans l’histoire, rôle crucial accordé au hasard.

C'est une somme dans la bibliographie de l'écrivain, un mélange fascinant et fabuleusement efficace de polar, de (auto-)biographie, de réflexions, un opus majeur où raconter une histoire sur des personnages qui en racontent et se racontent des histoires produit un sentiment vertigineux. Un livre en forme de spirale qui vous aspire littéralement et dont on ressort tourneboulé.
*
En relisant Léviathan, je me suis à nouveau amusé à en imaginer le casting et je vous le fais partager :
 Sam Riley : Peter Aaron
 Joshua Jackson : Benjamin Sachs
 Brie Larson : Fanny Sachs
 Deborah Ann Woll : Iris Aaron
 Linda Cardellini : Delia Aaron
 Joséphine De La Beaume : Maria Turner
Morena Baccarin : Lilian Stern

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