mardi 22 septembre 2015

Critique 712 : SEX CRIMINALS, VOLUME 1 - UN COUP TORDU, de Matt Fraction et Chip Zdarsky

SEX CRIMINALS, VOLUME 1 : UN COUP TORDU rassemble les cinq premiers épisodes de la série créée et écrite par Matt Fraction et dessinée par Chip Zdarsky, publié en 2014 par Image Comics et traduit en France en 2015 par les Editions Glénat.
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"Je sais de quoi ça a l'air. Nous jugez pas."
(Extrait de Sex Criminals #1.
Textes de Matt Fraction, dessin de Chip Zdarsky.)

A l'adolescence, chacun de leur côté, Suzie et Jon découvrent qu'en ayant un orgasme le temps s'arrête littéralement autour d'eux. Pour elle, c'est "le grand calme" dans une existence déchirée par la mort précoce de son père et l'alcoolisme dans lequel sa mère noie son chagrin. Pour lui, c'est "le foutoir" où il peut explorer sa sexualité à l'âge où on lui a diagnostiqué un TDAH (Trouble du Déficit de l'Attention avec Hyperactivité) associé à un TOP (Trouble Oppositionnel avec Provocation).
Après plusieurs expériences sexuelles, Jon rencontre Suzie lors d'une fête chez sa co-locataire, Rach. Ils tombent amoureux et comprennent rapidement, en couchant ensemble, qu'ils ont le même pouvoir.
Suzie se bat pour éviter la fermeture d'une bibliothèque que veut racheter, pour la détruire et revendre le terrain sur lequel elle est bâtie, la banque où travaille Jon. Progressivement, ils élaborent un projet fou : se servir de leur capacité à figer le temps pour commettre des braquages afin de sauver la bibliothèque.
Mais leur comportement provoque les soupçons de Rach qui alerte une femme flic, appartenant secrètement à la police du sexe, localisant les individus comme Jon et Suzie sans être affectée par leur pouvoir.
Le couple doit alors échapper à ces adversaires tout en découvrant comment ils en savent autant sur eux...

Image Comics a su attirer ces dernières années plusieurs des talents les plus prestigieux auparavant employés par Marvel et DC en publiant leurs projets selon le principe du creator-owned, c'est-à-dire des bandes dessinées dont les droits sur les personnages et leurs histoires appartiennent intégralement à leur(s) auteur(s) et non au studio qui les édite. On ne compte plus ceux qui ont abandonné la sécurité de contrats chez les "Big Two" pour la liberté de produire des oeuvres plus audacieuses. L'entreprise reste risquée car les auteurs n'y gagnent que si leurs titres se vendent bien. Mais le marché y a gagné une variété telle qu'il existe une vraie alternative aux super-héros.

Matt Fraction a, à son tour, franchi le Rubicon avant même la fin de la parution de Hawkeye en initiant Satellite Sam (avec Howard Chaykin), Ody-C (avec Christian Ward) et donc Sex Criminals avec Chip Zdarsky.

Ce dernier titre a connu un succès rapide et conséquent et Glénat Comics en a acquis les droits pour la traduction française (tout comme pour Lazarus de Greg Rucka et Michael Lark et Drifter de Ivan Brandon et Nic Klein). L'éditeur ne se moque pas du lecteur en publiant un bel album cartonné, grand format (30 x 20 cm), truffé de bonus, sur papier glacé.

Le culot de Sex Criminals est étonnant avec ses deux héros qui, lorsqu'ils atteignent l'extase sexuelle (par la masturbation ou lors de rapports avec un partenaire), figent le temps. La liberté de ton du scénario fait davantage penser à ce que la bande dessinée franco-belge adulte proposait dans les années 70 qu'à ce que beaucoup d'ignares en matière de comics attendrait de la part d'un auteur américain et d'un artiste canadien. C'est aussi remarquable par l'humour décomplexée et savoureux de la narration qui, comme Fraction l'affectionne, est déconstruite, avec l'usage de flash-backs, mais aussi d'apartés (le fameux "quatrième mur" brisé quand les héros s'adressent directement au lecteur).

Le rythme du récit mais aussi son inventivité, son mélange adroit de légèreté et de suspense (introduit par l'apparition de cette mystérieuse et inquiétante police du sexe), assurent son efficacité. Le premier épisode (sur les cinq que comporte ce premier tome) est plus long (une trentaine de pages) et établit Suzie comme la véritable héroïne de l'histoire, même si le couple qu'elle forme ensuite avec Jon a un équilibre habile : leurs psychologies sont fouillées, avec un zeste de pathos (la mort du père de Suzie et l'alcoolisme de sa mère, les troubles du comportement de Jon), et de ce fait sacrifie les seconds rôles (comme la co-loc' de Suzie, Rach). Il sera intéressant d'observer si Fraction continue de focaliser son récit sur son tandem ou développe d'autres protagonistes.

Parmi les abondants bonus de l'album (variant covers, retranscription d'une fausse pièce pour une web-radio, versions alternatives d'une scène de l'épisode 3), le making-of de la deuxième planche du deuxième épisode permet d'apprendre précisément comment Chip Zdarsky travaille.

D'abord illustrateur pour le "National Post" (publié au Canada) dans lequel il tenait une rubrique (Extremely Bad Advice) sous le pseudonyme de Steve Murray, et auteur de Prison Funnies et Monsters Cops, désormais aussi scénariste de Howard The Duck (chez Marvel), le dessinateur reçoit le script de Fraction (souvent découpé en huit cases par page). Il le storyboarde via Photoshop et crayonne décors et véhicules avec l'aide d'autres logiciels avant de passer à l'encrage. Des à-plats de couleurs sont ensuite confiés à Becka Kinzie et Christopher Sebela avant que Zdarsky ne récupère les planches pour y ajouter des effets numériques (comme pour les scènes se déroulant lors du "grand calme"), et effectuer le lettrage.

Le style de l'artiste s'inscrit dans une veine légèrement cartoony : la physionomie de ses personnages est réaliste, avec une pointe d'exagération, avec un encrage un peu gras, et ils évoluent dans des décors le plus souvent assez élaborés (aussi bien pour les extérieurs que les intérieurs), qui ne donnent jamais l'impression de lire des vignettes vides avec seulement des héros qui parlent. Zdarsky se montre doué pour animer un script aux dialogues prépondérants sur l'action physique, et il évite toute vulgarité quand il s'agit de représenter tout ce qui a trait au sexe.

Ce qui n'aurait pu être qu'une gaudriole facile s'avère être un des comics les plus étonnants : Image Comics (et Glénat) a encore su gagner un titre bien singulier dans son catalogue, tandis que Matt Fraction confirme son talent pour sortir des sentiers battus en compagnie de Chip Zdarsky, la révélation du projet. 
(J'espère maintenant que la bibliothèque municipale, grâce à laquelle j'ai pu lire ce tome 1, se procurera le suivant, qui vient juste de sortir.)    

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