mercredi 1 juillet 2015

Critique 657 : MONSIEUR JEAN, TOMES 5 & 6 & 7 - COMME S'IL EN PLEUVAIT & INVENTAIRE AVANT TRAVAUX & UN CERTAIN EQUILIBRE, de Dupuy et Berberian


MONSIEUR JEAN : COMME S'IL EN PLEUVAIT est le 5ème tome de la série, écrit et dessiné par Philippe Dupuy et Charles Berberian, publié en 2001 par Les Humanoïdes Associés.
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Jean et Cathy sont désormais parents d'une petite fille prénommée Julie. Ils séjournent à New York où se trouve également Clément pour son travail.
A Paris, Félix habite désormais dans l'appartement de Jean mais doit faire face à une représentante de la DDASS, Liette Botinelli, qui l'interroge sur son statut vis-à-vis de Eugène. Naturellement, il pense pouvoir la distraire de sa mission en la draguant avant qu'ils ne tombent amoureux.
Eugène a grandi et passe une grande partie de son temps libre au jeu vidéo "Potok Attak", auquel il tentera d'initier Jean - lequel l'interprétera plutôt comme une métaphore de l'existence.
La grand-mère de Félix décède et, à l'occasion des obsèques, il apprend qu'elle laisse une grosse somme en héritage. Mais ce magot a été gagné malhonnêtement, en dénonçant des juifs durant la seconde guerre mondiale. Félix préfère y renoncer... Et se fera escroquer par son frère aîné.
Félix se lance, au même moment, dans un nouveau projet improbable : rejouer sur scène les sketchs de son idole Fernand Raynaud. Et Jean, en l'absence de Cathy, croise Marion, rencontrée précédemment lors du mariage d'amis communs.   
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MONSIEUR JEAN : INVENTAIRE AVANT TRAVAUX est le 6ème tome de la série, écrit et dessiné par Philippe Dupuy et Charles Berberian, publié en 2003 par Dupuis.

Jean s'est laissé convaincre par Cathy de déménager et cela le bouleverse profondément. S'il accepte de bon coeur de laisser définitivement Félix habiter, avec Liette, dans son ancien appartement, il est hanté par les fantômes de ses grands-parents, furieux de le voir abandonner les meubles qu'ils lui avaient légués, puis devient obsédé par le précédent locataire du nouveau domicile où il s'installe.
Félix semble avoir acquis une certaine sagesse : heureux en amour, toujours aussi philosophe, il travaille dans l'agence de Clément et a pu conserver la garde de Eugène. Le garçon s'interroge abondamment sur la mort, ce qui alerte le directeur de son école, mais en fait il se sent seul et persuade Félix de lui acheter un chien - fidèle compagnon dont les déjections inspirent une théorie (pas si idiote bien que loufoque) à son beau-père... 
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MONSIEUR JEAN : UN CERTAIN EQUILIBRE est le 7ème et dernier tome de la série, écrit et dessiné par Philippe Dupuy et Charles Berberian, publié en 2005 par Dupuis.
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En 40 saynètes, Jean, Cathy, Félix, Eugène, Agnès (une amie de Cathy) composent avec les aléas de l'existence.
Au programme : la jalousie (suscitée par Cathy à Jean) ; les angoisses de Jean avec son téléphone portable ; Les considérations sur les hommes de Cathy et Agnès ; les gens vus par Jean et Félix ; le mariage envisagé par Félix et Liette ; la brouille entre Jean et sa boulangère ; les devoirs d'école que tente d'esquiver Eugène ; la quête d'une bonne garderie par Jean et Cathy ; la notion de paternité théorisée par Félix et Jean ; les avantages du shampoing au ph neutre ; les mésaventures de Félix au guichet automatique de la banque ; une après-midi au square avec Jean et Julie ; Félix et Eugène aux prises avec l'ignorance, Dieu, la vie de patachon (quand Liette rompt avec Félix) ; les affres du célibat vécus par Agnès ; la promo du dernier livre de Jean ; la peur de vieillir de Cathy ; le chagrin d'amour et la dépression de Félix ; la mère de Cathy qui la rend folle et les effets indésirables du traitement de son psy ; la solution à la disparition des chaussettes lors des lessives par Félix ; la rencontre arrangée entre Agnès et Félix ; et un nouveau départ pour tout le monde...

Les trois derniers tomes de la série donnent l'occasion de constater les variations de tons dans les aventures de Monsieur Jean et son entourage. On comprend mieux pourquoi Dupuy et Berberian ont toujours mis du temps à accoucher de chaque album et à quel point chacun de ceux-ci reflétait leurs préoccupations d'hommes autant, sinon plus, que d'auteurs.

Comme s'il en pleuvait apparaît comme un épisode de transition : on y découvre en effet le héros désormais en couple mais aussi père de famille. Jean est atteint du syndrome post-partum, doutant plus que jamais de lui-même, de sa capacité à s'engager, à assumer ses responsabilités de compagnon et de papa. Le scénario développe ces émotions avec la subtilité à laquelle Dupuy et Berberian nous ont habitués, ils n'ont pas besoin de forcer le trait, de recourir à la caricature et d'ailleurs la série semble renoncer à sa veine comique pour préférer la chronique, émaillée de scènes suscitant le sourire. 

On pense bien entendu au cinéma de Woody Allen, à une manière de prendre les choses graves avec légèreté et les choses légères avec gravité. La conviction qui gagne le lecteur d'assister à une transposition à peine romancée de choses vécues par les auteurs est très troublante car la justesse de l'évocation des états d'âme des personnages est saisissante. 

A l'image de la double page au début du tome 5, l'univers de Monsieur Jean forme désormais une sorte de fresque à la fois foisonnante et intimiste, dont la richesse, la densité nous font mesurer à quel point la série a su grandir, évoluer, nous accompagner. La bande dessinée accède alors à un statut quasi-documentaire sur une époque, des mentalités, une certaine couche sociale, la peinture des sentiments.

La suite des événements, relatée dans le tome suivant, Inventaire avant travaux, ajoute à cette confusion entre l'art et le réel qu'il réinvente : c'est le plus grave, le plus sombre de tous les épisodes de la série.

Monsieur Jean erre dans cette histoire, encore une fois brodée de plusieurs séquences reliés subtilement entre elles pour aboutir à un récit complet (la forme initiale des sketchs a disparu), comme un homme de plus en plus déboussolé par l'existence. La cause de son malaise prend sa source dans un banal déménagement, mais plus que le déplacement matériel, physique, c'est bien le bouleversement personnel, mémoriel, qui impacte le personnage et affecte tout ce qui l'environne.

La dimension onirique a toujours été présente dans la série mais se manifeste d'une façon encore plus sensible ici puisque des spectres apparaissent pour exprimer leur mécontentement ou signifier des fautes terribles du passé. Ainsi, les grands-parents de Jean lui reprochent d'abandonner son mobilier, qui est aussi celui de sa famille, et par-là même de rejeter son héritage le plus concret, pour sa nouvelle vie, maintenant que son couple s'installe dans un nouveau logement.

Puis c'est l'ex-occupant de l'appartement choisi par Cathy qui obsède Jean en le renvoyant à un moment de son enfance quand il assista à une scène étrange et traumatisante (un voisin partant de l'immeuble où il vivait, dont tous les biens, sortis dans la rue, disparurent, emmenés par les éboueurs). Jean est confronté à la perte de son confort, donc de ses repères et a peur qu'en quittant son chez-lui, il perde une partie de son identité, de son histoire. Qui sait si en partant ailleurs on ne disparaît pas du monde ?

Mais ce n'est pas tout : la séquence où Félix apprend successivement la mort de sa grand-mère, l'héritage mirobolant qu'elle laisse, et l'origine de cette fortune forme un ensemble particulièrement sombre dans une série dont la vocation initiale est de distraire. En évoquant tour à tour la mort, le legs, la collaboration durant l'occupation allemande, Dupuy et Berberian osent une parenthèse très audacieuse et brutale. 

Ce tome est aussi l'occasion de remettre en avant le personnage de Eugène : insensiblement, il a lui aussi grandi, au rythme de la série. Le voilà pré-adolescent, sujet à des interrogations existentielles qui n'ont rien à envier à celles des adultes. Mais la malice avec laquelle les auteurs choisissent de mener cette partie du récit redonne un peu d'air à cette histoire.

Enfin, dans Un certain équilibre, la série opère son ultime tour de piste et sa dernière révolution : cela se traduit par un retour à des récits au format court, majoritairement des "gags" d'une page, parfois deux. En tout, ces 40 saynètes forment un tout à la fois cohérent, souvent drôle, touchant, et aboutit à la conclusion du titre.

La fin de Monsieur Jean a longtemps prêté à confusion, ses auteurs entretenant le suspense sur la publication d'un huitième épisode. Mais après dix ans d'attente, il semble peu probable que ce héros emblématique des années 90-2000 repointe le bout de son nez, et Dupuy et Berberian sont désormais occupés par d'autres projets, aux contours très atypiques (carnets de voyages, expériences séparées...).

C'est dommage car ce tome 7, outre ses qualités propres, proposait un nouveau personnage dans la galerie de la série, dont le potentiel est immédiatement évident et qui paraissait destiné à vivre ses propres aventures. Il s'agit de l'inénarrable Agnès, présentée comme une amie de Cathy (même si on ne l'a jamais vue avant), jolie célibataire mais déprimée par sa situation, flanquée d'une mère hyper-active et dirigiste, se résolvant à suivre une analyse puis à prendre un traitement (aux effets indésirables hilarants) avant de se reprendre en main.

Peut-être Dupuy et Berberian n'y ont-ils pas suffisamment cru. Peut-être aussi s'étaient-ils simplement lassés de Monsieur Jean, désormais trop bien établi comme père de famille, avec sa compagne Cathy. Peut-être encore, enfin, ont-ils estimé qu'il était temps de clore les mésaventures de Félix, dévasté après que Liette rompe, mais qui se ressaisira grâce à l'impayable Eugène (désormais ado, mais toujours aussi malin quand il s'agit d'arriver à ses fins).

Visuellement, le duo nous laisse avec trois derniers albums impeccables, où leur liberté esthétique se traduit par des découpages inventifs (en utilisant habilement les "gaufriers", en les détournant - avec des pages à trois bandes dont la case centrale plus grande est encerclé par 8 plans plus petits - ou même en supprimant le contour des vignettes - et aussi de tout élément superflu dans la narration, comme certains décors, au profit du gag).

L'encrage connaît aussi une évolution notable avec le recours au pinceau (et des effets de pinceau sec), donnant plus d'épaisseur au trait et aussi plus de spontanéité au dessin fini. La colorisation d'Isabelle Busschaert puis Ruby (pour le dernier tome) privilégie désormais des teintes plus douces, plus chaudes, lumineuses - exception faite pour quelques scènes traitées avec des contrastes intenses correspondant aux troubles les plus profonds qui agitent les personnages (comme les cauchemars de Jean).

Le regret de voir la série se conclure au tome 7 provient aussi de la parfaite maîtrise de Dupuy et Berberian avec la construction de gags en une page, grâce à laquelle il donne un dynamisme nouveau à leur projet.

Mais en l'état, Monsieur Jean, avec ses sept chapitres, constitue une des meilleures séries produites durant ces 25 dernières années : bien que régulièrement inscrite dans le rayon des BD comiques, elle transcende son genre pour être une suite de récits plus ambitieuse, mélangeant sensibilité, émotion, (quasi) autofiction et surtout témoignage sur une période et ses mentalités. Le tout produit par deux auteurs dont la complicité fusionnelle reste un sujet de fascination en soi.        

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