mercredi 17 juin 2015

Critique 646 : LUCKY LUKE, TOMES 37 & 39 - CANYON APACHE & CHASSEUR DE PRIMES, de René Goscinny et Morris

Le tome 38 (Ma Dalton) étant déjà emprunté lorsque j'ai fait mes emplettes à la bibliothèque municipale, la critique de cet album est remise à plus tard (très bientôt quand même, je pense/espère). Donc, pour cette nouvelle entrée, ce seront les tomes 37 puis 39 qui sont au menu.
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LUCKY LUKE : CANYON APACHE est le 37ème tome de la série, écrit par René Goscinny et dessiné par Morris, publié en 1971 par Dargaud (numéroté tome 6 au dos de l'album).
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Fort Canyon est une garnison située tout près de la frontière du Texas et du Nouveau Mexique et dirigée par le colonel O'Nollan, un officier irlandais dont l'ennemi juré est le chef Apache Chimichuri Patronimo, fils de Bisteco.
Chacun de ces deux hommes avec ses hommes mène des expéditions punitives contre l'autre, mais les indiens passent le Rio Grande après leurs raids pour échapper à l'adversaire et parce que les mexicains tolèrent leur présence s'ils ne font pas de grabuge sur ce territoire.
Lucky Luke, dépêché par le bureau aux affaires indiennes, tente de raisonner les deux parties, sans succès : O'Nollan veut se venger de Patronimo depuis que Bisteco a enlevé son fils quand il était encore enfant et l'Apache n'entend pas se laisser faire. Le canyon qui sépare le camp des peaux rouges du Fort des visages pâles est le théâtre de traquenards réguliers.
Le cowboy emploie alors la ruse en se faisant passer pour renégat auprès des Apaches qui l'acceptent parmi eux après une série d'épreuves initiatiques. Mais le sorcier de la tribu n'aime pas Lucky Luke en qui il n'a pas confiance. Pour amadouer les indiens, le cowboy prétexte un déplacement à Albuquerque, pour glaner des informations sur les mouvements de troupes militaires, mais surtout pour enquêter sur le sort du fils de O'Nollan. Si celui-ci est encore vivant, il pourrait mettre un terme à ce conflit...
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LUCKY LUKE : CHASSEUR DE PRIMES est le 39ème tome de la série, écrit par René Goscinny et dessiné par Morris, publié en 1972 par Dargaud (numéroté tome 8 au dos de l'album).
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A Cheyenne Pass, Bronco Fortworth déplore le vol d'un de ses pur-sang et accuse le Cheyenne Tea Spoon de ce méfait. Contre sa capture, il promet la récompense faramineuse de 100 000 $.
Elliot Belt, chasseur de primes, est aussitôt sur les rangs pour empocher ce butin et n'hésite pas à enfreindre la loi interdisant de donner de l'alcool aux indiens pour débusquer parmi eux l'accusé. Le chef de la tribu locale, quand il l'apprend, prépare de violentes représailles contre la ville.
Lucky Luke intervient et Tea Spoon se livre à lui, confiant dans la justice des visages pâles pour prouver son innocence. Mais cela suffira-t-il à calmer les belligérants ? A retrouver le cheval de Fortworth ? Et à savoir qui l'a volé ?

Pour commencer, attardons-nous un moment sur les couvertures de ces deux nouveaux albums, qui comptent parmi les meilleures qu'ait réalisées Morris : c'est un point que je n'ai pas assez souvent souligné, mais le dessinateur était un cover-artist émérite, capable de produire une image accrocheuse, à la composition soignée et qui présentait de manière originale et synthétique l'histoire.

Pour Canyon Apache et Chasseur de primes, il a recours à un visuel dont Lucky Luke est absent : Morris a souvent osé cela, déjà lors des épisodes publiés chez Dupuis, et il le répétera ensuite fréquemment chez Dargaud - ainsi en est-il pour les tomes 32 (La diligence), 33 (Le pied-tendre), 37 (Canyon Apache), 38 (Ma Dalton), 39 (Chasseur de primes), 40 (Le grand duc), 41 (L'héritage de Ran-tan-plan), 44 (La guérison des Dalton) !

Comment interpréter cela ? Je pense d'abord comme un signe que la série est suffisamment identifiable pour se passer de montrer son héros directement, mais aussi comme celui que les histoires de Goscinny sont suffisamment attractives pour que leur argument principal passe avant une image iconique mais quelconque de Lucky Luke. Quand les auteurs nous invitent à découvrir un récit avec des personnages ou une situation autant ou plus accrocheurs que le poor lonesome cowboy, cela signifie qu'ils ont confiance dans leur sujet mais aussi dans la curiosité du lecteur.

Esthétiquement, les visuels de couverture de Morris sont aussi d'une efficacité redoutable et attestent de son savoir-faire publicitaire : dans le cas de Canyon Apache, ces deux indiens qui s'apprêtent en rigolant à faire basculer une énorme pierre sur laquelle est peinte une tête de mort et perchée un vautour aussi amusé qu'eux promet un contenu à la fois amusant et inquiétant (qui seront les victimes des peaux rouges ?).
Dans celui de Chasseur de primes, le résultat est plus frontal avec ce portrait en pied d'Elliot Belt brandissant une affiche d'avis de recherche : ce bonhomme a une mine patibulaire conforme à sa profession, et techniquement Morris obtient un effet superbe en n'ayant même pas recours à l'encrage (on distingue nettement un dessin réalisé au crayon et colorisé directement, ce qui produit un rendu brut).

Tout ça pour dire quoi ? Que, à l'instar de leurs couvertures, ces deux tomes, écrits et dessinés à un an d'intervalle, sont eux aussi des modèles du genre, comptant parmi les meilleurs opus de la série, confirmant l'excellence du run de Goscinny et Morris depuis leur transfert chez Dargaud. Les deux partenaires ont acquis une autre dimension, ont atteint un brio incomparable : les histoires sont imparables, la complicité entre l'auteur et l'artiste est à son pic.

Canyon Apache est un récit trompeur : derrière une situation apparemment simple (la guerre sans fin entre une tribu d'Apaches et un régiment, dont les deux chefs se vouent une haine féroce et absolue), Goscinny va creuser une intrigue à la complexité inattendue sur le thème de la filiation et de la vengeance. Le noeud du problème se trouve dans le passé du colonel O'Nollan dont le fils a été jadis enlevé par Bisteco, le père de son rival indien Patronimo : l'enfant est-il encore en vie ? La réponse déterminera l'issue du conflit et aboutit à un dénouement où la paternité est éprouvée avec certes humour mais subtilité et même émotion.

Goscinny recourt à des gags toujours efficaces, comme lorsque O'Nollan s'obstine à appeler Lucky Luke "Mr Smith", ou le cycle absurde des expéditions punitives (qui se prolongent en expéditions punitives contre les expéditions punitives) et les chutes de pierre représentées sur la couverture justement. C'est aussi la véritable première fois où le scénariste prend soin d'écrire les indiens autrement que comme des sauvages plus ou moins intelligents et alcooliques : une importante partie du récit est consacré au séjour de Lucky Luke chez les Chimichuris (qui peut même faire penser à un album de Blueberry, paru plus tard, dans lequel le héros sera adopté par les Navajos), sujet à d'autres scènes très drôles mais où les Apaches sont montrés comme de véritables individus et non plus comme des caricatures.

Chasseur de primes est un des premiers albums que j'ai lus quand j'ai découvert la bande dessinée et Lucky Luke en particulier, il reste dans mes épisodes préférés. Quand je vis ensuite les films de Sergio Leone, Et pour quelques dollars de plus et surtout Le bon, la brute et le truand, je remarquais en jubilant que Elliot Belt avait les traits de Lee Van Cleef, cet acteur au visage taillé à la serpe, si charismatique dans ces deux volets de la "trilogie des dollars" du cinéaste italien. Un des personnages les mieux campés par Morris, génial caricaturiste.

L'histoire est également brillante en ce qu'elle revisite des motifs déjà abordés par la série : Canyon Apache renouait avec la vie d'une garnison militaire comme Le 20ème de cavalerie, là où Chasseur de primes renoue avec ce que traitait plus superficiellement Phil Defer, dévoilant un défenseur de la loi qui n'agit pas par bonté d'âme mais par appât du gain. Cette cupidité confine bien entendu à une bêtise certaine quand il provoque l'ire des Cheyennes puis celles d'autres chasseurs de primes engagés par Elliot Belt pour l'aider.

Un autre élément indique que, avec cette aventure notamment, la série est désormais dans une phase plus "adulte" puisque, comme pour Canyon Apache, les indiens n'y sont plus représentés comme des caricatures mais bien comme des victimes des blancs, parqués dans des réserves, accusés systématiquement de méfaits qu'ils n'ont pas commis. Peut-être faut-il lire cela comme l'influence d'un film comme Little big man d'Arthur Penn où la condition des natives était narrée de manière plus réaliste, conforme à la vérité historique, en dévoilant les massacres, le racisme, etc.

Morris apporte aussi des ingrédients qui ajoute au côté atypique de ce tome où les Cheyennes portent des noms anglais (Tea Spoon) et où le sorcier de la tribu locale porte un énorme masque dont les traits sont ceux du comédien Boris Karloff, qui connut la gloire dans les années 30 dans des films d'épouvante. Un détail surprenant, étrange, et saisissant.

Le découpage de ces deux tomes est aussi plus aéré avec une moyenne de cases par planches un peu moins élevée que d'habitude (8 plans contre une dizaine normalement) : Morris a l'opportunité d'illustrer des images plus grandes (le canyon du tome 37 par exemple) mais surtout la mise en scène des gags nécessite une redistribution de l'espace (comme lorsque Jolly Jumper se moque des chevaux formant l'attelage du buggy de Bronco Fortworth dans une vignette occupant deux tiers d'une bande).

Lucky Luke connaît en tout cas deux nouveaux épisodes de grande qualité : le tandem Goscinny-Morris fonctionne comme jamais, la série connaît un authentique état de grâce, comme si son succès établi et les libertés éditoriales lui donnaient des ailes.

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