dimanche 22 février 2015

Critique 575 : THEODORE POUSSIN, TOMES 9 & 10 - LA TERRASSE DES AUDIENCES (1 & 2/2), de Frank Le Gall

 
 (Couverture et extrait de THEODORE POUSSIN, TOME 9.
Textes et dessins de Frank Le Gall.)
 
(Couverture et extrait de THEODORE POUSSIN, TOME 10.)

THEODORE POUSSIN : LA TERRASSE DES AUDIENCES (1 & 2/2) est un diptyque formant le 9ème et 10ème tomes de la série écrite et dessinée par Frank Le Gall, publiés en 1995 et 1997 par Dupuis.
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Philippe Bataille est le nouveau résident général d'un petit état malais sous protectorat malais. Il a succédé à Bouilhet, dont il vient à suspecter d'avoir été soudoyé par le prince Abdul Navab, quand il reçoit dans une corbeille de fruits cent pièces d'or visiblement destiné à acheter ses bonnes grâces. 
Recevant son ami Augustin Poisson, qui est accompagné par Théodore Poussin, Bataille se confie aux deux hommes qui acceptent de l'aider à enquêter sur les réelles intentions du prince et la loyauté de Bouilhet. Ils reçoivent l'aide de Chouchou, la fille de leur hôte, courtisée par Poisson.
Lorsque le prince invite le résident général et sa suite à une visite à son palais, l'occasion est toute trouvée pour entamer les investigations. Une chasse aux tigres est organisée spécialement, mais bien vite le groupe devine qu'il s'agit d'une manoeuvre pour assassiner le prince.
Qui en veut à leur hôte ? Qui a trahi les intérêts de la France avec ces pots-de-vin ? Les suspects sont nombreux : le secrétaire du résident, Eloi Tiburce ; le conseiller du prince, Ali Hãfiz ; l'architecte du prince, René Chaumette ; son professeur de musique, Carmontelle ; le Dr Weichmann...

Avec ces deux épisodes, Frank Le Gall s'est lancé dans le récit le plus ambitieux de sa série en innovant sa narration mais aussi en débridant son graphisme, à tel point que le fond et la forme évoquent parfois celles des romans graphiques.

Tout d'abord, il anime un casting abondant mais qu'il réussit à présenter rapidement et de façon claire, ce qui ne ralentit pas une intrigue qui ne dévoile sa vérité que dans les dernières pages du tome 10. Pas moins d'une douzaine de rôles est distribuée, et même si Théodore Poussin participe de manière active à la résolution des mystères, il se fond dans cette distribution très équilibrée, où chacun a son grand moment.

Les relations entre les protagonistes sont complexes et garantissent de l'humour, du suspense, de la romance, des rivalités : l'un des personnages n'y survivra pas et sa mort ajoute de l'émotion à ce qui n'aurait été autrement qu'une enquête certes très bien menée mais un peu trop mécanique.

La situation initiale est très bien campée : le décor est vite et bien planté, dans ce petit territoire très riche où un prince affame son peuple pour mener à bien la construction d'un palais ruineux, projet pour lequel il semble vouloir acheter le fonctionnaire français qui protège son état. Cette histoire de corruption présumée densifie l'intrigue et sème le trouble dans l'esprit des héros comme du lecteur. Un troisième plan narratif met en scène le projet d'assassinat contre le prince et introduit un suspense très efficace, dont l'issue est réellement incertaine.

Le Gall se trouve à plusieurs reprises dans la position d'un conteur avec une matière si riche qu'elle l'oblige à trancher dans sa manière de la formuler, et plutôt que de découper des pages classiquement avec des personnages dialoguant pour exposer leurs états d'âme ou faire le point sur les affaires (d'espionnage, de corruption, de crime d'état), il a recours à une astuce épatante : il accompagne un texte qui occupe la majorité de l'espace, et rédigé comme des échanges dans une pièce de théâtre, d'une ou plusieurs (mais pas trop) illustrations. 

Cela lui permet d'économiser considérablement de place, de maintenir le rythme du récit, tout en le ponctuant de manière inattendue et imprévisible. Il a d'ailleurs le bon goût de ne pas abuser de cette ruse et ainsi de lui conserver tout son impact, en variant à chaque fois son usage (ainsi a-t-on droit à un dialogue romantique entre Théodore et Chouchou à la tombée de la nuit sur les hauteurs du palais comme à la "morale" de l'histoire par Théodore en présence de Chouchou, son père, le prince, Chaumette).

La toute dernière page est aussi très habile : un bref échange entre le prince et le résident indique que tout ce qui vient de se jouer marque en somme la fin d'une époque pour eux deux. Dans un futur proche, lorsque les empires coloniaux ne seront plus, les luttes d'influence et d'ingérence politiques ne se dérouleront plus de manière aussi romanesque.

Frank Le Gall est un artiste qui, avec cette série, a considérablement muté : en entrant dans la dernière ligne droite de sa saga (deux ultimes tomes viendront compléter le titre), il n'a plus rien de commun avec ce qu'il était à ses débuts. Son trait s'est affiné, raffiné, et le soin qu'il met alors à composer ses planches donnent aux aventures de Théodore Poussin un superbe cachet.

Une double page vient résumer cette évolution, cette maturité, et c'est celle où l'on découvre le décor principal de cette histoire : le palais du prince. Le bâtiment est représenté dans un plan large d'une beauté époustouflante, visiblement inspiré par une documentation bien choisie. C'est une image comme ça qui donne le "la" à tout un livre, en en soulignant l'exigence visuelle.

Mais ces deux albums sont aussi un régal pour les yeux grâce à un découpage exemplairement fluide, des personnages tous impeccablement caractérisés et crédibles, avec des visages, des expressions, un style vestimentaire qui les rend immédiatement identifiables et participent ainsi à la lisibilité de l'ensemble.

A plusieurs reprises, Le Gall joue, à la faveur de scènes nocturnes, avec les silhouettes des bâtiments et des personnages, et il manie cet exercice délicat avec un talent consommé, sans que rien ne nous échappe, dans des ambiances fascinantes. La colorisation du dessinateur et de Brigitte Findakly souligne l'excellence esthétique du projet.

Il n'est pas exagéré de parler de chef d'oeuvre quand on évoque ces deux tomes qui forment un récit ambitieux mais parfaitement maîtrisé. C'est assurément le sommet de la série.

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