dimanche 15 février 2015

Critique 573 : DJINN, CYCLE OTTOMAN - TOMES 1 & 2 : LA FAVORITE & LES 30 CLOCHETTES, de Jean Dufaux et Ana Miralles


DJINN, CYCLE OTTOMAN : LA FAVORITE & LES 30 CLOCHETTES rassemble en un seul volume, paru en 2013, les deux premiers tomes (sur quatre), publiés respectivement en 2001 et 2002 par Dargaud, du premier cycle de la série écrite par Jean Dufaux et dessinée par Ana Miralles.
23 pages (sur 46) du hors série CE QUI EST CACHE complètent le sommaire de cet album édité par France Loisirs.
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 (Couvertures de l'album et du tome 1 et 
extrait de LA FAVORITE.
Textes de Jean Dufaux, dessins de Ana Miralles.)
 
 (Couverture et extrait de LES 30 CLOCHETTES.
Textes de Jean Dufaux, dessins de Ana Mirallés.)

De nos jours et en 1912, les destins de Jade, favorite du sultan Murati d'Istambul, et de Kim Nelson, sa petite-fille, qui cherche à percer les mystères de la vie de son aïeule qu'elle n'a jamais connue, se croisent lorsque la jeune femme entreprend de pénétrer dans le harem d'Ebu Serki.
Mais cette quête est dangereuse car le sultan Murati aurait caché un fabuleux trésor, objet de bien des convoitises. Et qu'en est-il de l'histoire de Jade, qui aurait trahi son maître après avoir pourtant, sur ses ordres, séduit lady Nelson, l'épouse d'un officier anglais venu convaincre le sultan de ne pas s'allier avec les allemands avant le début de la première guerre mondiale ?

J'avais acquis cet album en Mai 2014 lors d'un déstockage de la bibliothèque municipale de la ville où je réside pour un prix dérisoire (2 Euros !). J'étais alors pressé de découvrir cette série dont j'avais vu quelques planches ça et là et dont le sujet me semblait à la fois casse-gueule, exotique et excitant. Puis j'ai été distrait par d'autres bandes dessinées, oubliant quelque peu cet ouvrage, jusqu'à ce que je décide de le lire, enfin, hier.

Pour être tout à fait honnête, je connais mal l'oeuvre du scénariste Jean Dufaux, à part la série Rapaces qu'il écrivit pour le dessinateur italien Enrico Marini (une histoire en 4 tomes de vampires dans le New York d'aujourd'hui, mix d'épouvante, de polar et d'érotisme qui me fit de l'effet il y a une dizaine d'années, puis que je revendis). Mais la plupart du temps, les projets auxquels son nom est attaché m'indiffère. J'ai donc abordé Djinn sans a priori négatif mais, vu le temps que j'ai mis à le commencer, en ayant aussi perdu l'enthousiasme qui avait accompagné mon achat.

Le principal point positif, c'est que ce récit est efficace, mené sur un bon rythme, et développé à partir d'un argument intrigant. 
Les fantasmes autour du harem, lieu clos qui inspira un très beau film à Arthur Joffé (Harem, avec Nastassja Kinski, en 1985), peuvent aboutir à une bande dessinée pour adultes audacieuse pour peu que l'auteur qui s'en saisit réussisse à ne pas sombrer dans les clichés les plus racoleurs. Ces écueils, Dufaux ne les évite pas toujours, avec une certaine complaisance pour déshabiller ses héroïnes, mais le résultat est quand même beaucoup moins vulgaire que si Milo Manara (avec son obsession à dessiner sous les jupes de filles sans culotte) s'en était emparé.

En disposant sa narration sur deux époques, en jouant sur les correspondances, Dufaux raconte avec assez de subtilité comment Jade et Kim acceptent de se donner pour mieux obtenir ce qu'elles désirent : ce sont deux femmes fortes, aux caractères affirmés, qui affrontent leur soumission pour dépasser l'autorité des hommes.

Néanmoins, et ce sont là les points faibles, tout cela manque cruellement d'une ambiance prenante et souffre d'un déséquilibre flagrant dans la définition des trajectoires de la favorite du sultan et de sa petite fille. Kim Nelson avance au gré d'une quête qui n'a rien de bien palpitant et, si elle fait face bravement aux épreuves qui ne manquent pas de se dresser devant elle, peine à nous entraîner dans sa suite : tout ça pour en apprendre plus sur sa grand-mère, c'est cher payé, mais surtout elle accepte ce qui lui arrive avec trop de facilité (qu'il s'agisse de coucher avec des inconnus ou de surmonter un jour et une nuit dans le désert).
En revanche, en comparaison, Jade est une ensorceleuse d'un tout autre calibre, qui ne fait pas de quartier et doit composer avec des enjeux bien plus dramatiques et amples : il s'agit rien moins que de s'immiscer dans un jeu politique entre turcs, allemands et anglais juste avant une guerre mondiale. La série aura largement suffi à se concentrer sur elle et ses entreprises, quitte à ce que Dufaux n'organise que des cycles de deux tomes au lieu de quatre.

Le charisme de Jade ne fait pas seulement de l'ombre à sa petite-fille, il éclipse facilement tous les hommes qu'elle manipule ou que Kim rencontre (pour l'aider ou la manipuler). Dufaux ne dépasse jamais la limite de personnages masculins assez fades, des bellâtres ou de vieux notables, dont on peut s'étonner qu'il ne se méfie pas davantage d'une séductrice aussi experte.

Visuellement, pourtant, la série ne manque pas d'allure et profite à plein du talent d'Ana Miralles, une artiste espagnole qui, avant de s'engager dans ce projet, était reconnue pour ses dessins (notamment avec la mini-série Eva Medusa, chez Glénat) mais sans rencontrer le succès public.

Son trait délicat et tout en courbes dégage un charme puissant qui sied bien à une bande dessinée portant comme titre le nom d'un esprit oriental dont l'influence transcende l'espace et le temps. Elle travaille d'une manière originale, avec son mari Emilio Ruiz, selon plusieurs étapes : d'abord un storyboard d'après le script, puis des crayonnés poussés sur un très grand format (34 x 47 cm !) de page qu'elle calque ensuite sur un papier spécialement traité scanné pour l'encrage et le lettrage et avant qu'elle ne procède à la colorisation à l'aquarelle.

C'est souvent somptueux, et rattrape volontiers des situations qui tourneraient sinon à la représentation d'un érotisme digne d'un téléfilm. On peut déplorer qu'une telle dessinatrice n'ait pas accédé à la notoriété avec un meilleur matériel de base, tout en reconnaissant que, sans elle, Djinn ne vaudrait pas grand-chose.

Lorsqu'on arrive au terme de ces deux premiers tomes, on reste tout de même très partagé : il y a de la curiosité, avec l'envie de connaître au moins la fin de ce premier cycle, mais aussi de la méfiance, car l'attrait provoqué par de magnifiques planches compense difficilement un scénario qui peine à envoûter comme l'esprit convoqué par son titre.

DJINN : CE QUI EST CACHE est un hors série dans lequel le scénariste Jean Dufaux et la dessinatrice Ana Miralles détaillent les coulisses de la réalisation des albums.

Dans le présent volume, édité par France Loisirs, seule la moitié de ce hors série (soit 23 pages sur 46) est proposée.

C'est principalement la découverte d'illustrations inédites d'Ana Miralles qui constitue l'intérêt de ce complément de programme. De nombreuses esquisses, des aquarelles (toutes sublimes) et des "work-in-progress (de couvertures surtout, mais aussi d'études pour les personnages) permettent d'examiner avec plaisir la finesse du trait, les nuances du style de l'espagnole, et bien entendu sa maîtrise de l'aquarelle. 

La colorisation est l'atout maître de Mirallés, par ailleurs artiste aux découpages très classiques mais aux plans toujours soigneusement composés. Sa palette privilégie les teintes chaudes et lumineuses, qui s'accordent avec l'orientalisme de carte postale du scénario de Dufaux.

Le scénariste agrémente tout cela de commentaires d'un pompeux souvent risible, voire même d'une condescendance désagréable (quand il précise qu'il a corrigé les propos de son artiste, dont le français laisserait à désirer... Et qui parle toujours d'elle en tant que dessinateur et pas dessinatrice !). Tout ça n'est guère élégant, alors qu'Ana Mirallés sait, elle, nous parler de son travail avec bien plus de modestie, de mesure et de clarté.

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