jeudi 29 janvier 2015

Critique 565 : LE SILENCE DE MALKA, de Jorge Zentner et Ruben Pellejero


LE SILENCE DE MALKA est un récit complet écrit par Jorge Zentner et dessiné par Ruben Pellejero, publié en 1996 par Casterman.
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Fuyant les pogroms (des émeutes antisémites entraînant pillages et meurtres) en Bésarrabie, la famille de Malka, une fillette russe et insouciante, émigre, dans le cadre d'un programme proposé par l'Etat d'Argentine, la loi "Avellaneda", pour peupler leur vaste territoire.
Mais une fois sur place, après un long et éprouvant voyage, les conditions de vie sont terribles à cause d'un climat défavorable, de terres difficiles à cultiver, du manque d'argent, de l'intégration délicate.
Parti à Buenos Aires pour demander un prêt, Zelik Fendel rentre bredouille et est pris dans un orage au cours duquel il tombe de son cheval. Errant sous une pluie torrentielle au milieu de nulle part, il rencontre alors le prophète de Dieu, Elias, qui lui suggère de créer un golem (une créature façonnée dans la terre et doté de vie en gravant sur son corps le mot Emet, "Vérité").
Le fils de Zelik, qui doit l'assister dans cet ouvrage, met Malka dans la confidence à condition qu'elle garde le secret. Mais la tragédie guette : après qu'une indigène soit tombée amoureuse du géant muet (dont elle ignore l'origine) et ait demandé à sa mère de lui préparer un philtre pour qu'il ait aussi des sentiments pour elle, le golem devient fou et massacre toute la famille.
Des années après, Malka retrouve sa trace sans savoir quoi faire exactement... 

Primé au festival d'Angoulême en 1997, ce récit a été inspiré à Jorge Zentner par une histoire que lui raconta sa propre grand-mère qui dut, comme ses héros, fuir sa terre natale pour vivre en Argentine. Cette aïeule avait les mêmes cheveux roux que Malka.

L'évocation de l'émigration massive des juifs vers l'Amérique du Sud pour fuir les pogroms est résumé dans un prologue rédigé par le scénariste, ponctué par quelques illustrations de Pellejero. C'est la manière choisie par l'auteur pour situer son histoire sans en faire le coeur, mais ce texte est instructif et précieux pour rappeler l'horreur que vécut cette communauté, depuis les massacres perpétrés par les russes après la mort dans un attentat du tsar Alexandre II jusqu'au voyage éprouvant qui mena les persécutés en Argentine.

Ce qui intéresse vraiment Zentner, plus qu'une reconstitution historique, c'est la question de la foi et les conséquences de la passion amoureuse dans la culture religieuse juive. Le traitement aboutit à une bande dessinée à la fois romantique, fantastique et dramatique, dont les ambiances sont pénétrantes et fascinantes, assurément une des plus belles réussites du tandem Zentner-Pellejero, pour un album de 95 pages, découpés en 7 chapitres ne laissant aucune place à l'ennui.

Issu lui-même du métissage entre ces expatriés et les argentins, Zentner parvient à restituer avec sensibilité, de façon presque tangible, les différences de perception du divin entre les juifs et les goyims : les juifs pensent ainsi que Dieu est partout tandis que les autres ne le conçoivent pas ainsi.

Il y a là une approche similaire à celle de certaines sociétés fondatrices qui estimaient la magie comme un élément  presque ordinaire, intégré à la nature et au cours des choses. Cela est montré dans une séquence où pour soigner la petite Surele est confiée, après avoir été examinée par un médecin classique impuissant à la soigner, à une guérisseuse, Tomasa, qui vient à bout du mal. Si son intervention est observée d'abord avec méfiance, l'efficacité de cette "sorcière"  est indéniable et admise ensuite, comme une manifestation divine. 
Ainsi, nous suggère Zentner, ce qui est extraordinaire n'est qu'une extension de ce qui semble ordinaire, et non pas quelque chose de distinct.

Dans cette histoire, où le passage du temps est rendu par des ellipses intelligemment disposées, de telle sorte que le lecteur ne soit jamais perdu, le scénariste agrémente son intrigue principale avec un événement secondaire, qui enrichit l'humanité et la malice de son propos : un mariage arrangé pour deux jeunes gens qui en fait s'aiment déjà.
Ceci, puis l'aide précieuse qu'apporte le golem ajoutent au climat finalement heureux. Le contraste qui survient ensuite lorsque la créature, par un concours de circonstances terriblement malheureux, sombre dans la folie meurtrière, est d'une puissance rare.
Le dénouement du récit déjoue les codes, en ne cédant pas à la facilité d'un règlement de comptes mais en invoquant à nouveau ce fantastique au coin de la rue, le destin, la justice divine.

Visuellement, Ruben Pellejero livre des planches splendides. Il traduit les souvenirs en images monochromatiques, une convention graphique classique mais qui bien dosée, comme ici, aboutit à un résultat très efficace et sobre.

En comparaison, les scènes au présent sont traitées avec un encrage au trait plus épais mais qui supprime tous les détails superflus, dans des compositions toujours bien aérées et variées. La colorisation assurée par l'artiste apporte une plus-valu réelle, avec une palette lumineuse, aux teintes chaudes, qui rendent palpable l'atmosphère de cette Argentine sauvage, hostile et luxuriante, aux paysages si photogéniques.

Les personnages sont définis avec une économie admirable, un soin apporté aux attitudes, aux expressions, aux physionomies exceptionnel : voyez comment Pellejero réussit à camper le vieux Zelik au visage ridé ou la jeunesse radieuse de Malka ou la beauté sauvageonne de l'amoureuse du golem, tout est dessiné avec une justesse exemplaire.

Ce conte étrange distille avec subtilité sa morale : en se substituant à Dieu, l'homme s'abandonne à une création impie qui le condamne à un châtiment. Aux survivants ensuite de décider si la vengeance sera le remède. Et le silence de Malka, complice, devient à la fois celui du secret et de la tragédie. Voilà, en somme, une manière très originale de synthétiser une spécificité de la culture juive : dans son malheur, elle puise sa détermination et sa sagesse.

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