jeudi 22 janvier 2015

Critique 561 : SPIROU HORS-SERIE "JE SUIS CHARLIE" (16 Janvier 2015)

La couverture de ce n° par Yoann.

Avant tout chose, ce n'est pas une critique stricto sensu car ce hors-série de Spirou ne se prête pas à une analyse : c'est un numéro en hommage aux victimes de l'attentat contre Charlie Hebdo, en soutien aux familles, et en faveur de la liberté (de la presse, d'expression). On n'est donc pas là pour distribuer des bons et des mauvais points.

Ce numéro est d'ores et déjà un énorme succès, puisque après un premier tirage épuisé, une nouvelle impression massive est en cours. C'est peut-être une victoire dérisoire, mais la mort des artistes, journalistes et collaborateurs de Charlie Hebdo aura permis à beaucoup de monde de retrouver le chemin des maisons de la presse. Souhaitons juste que cela continue car la culture et l'information demeurent les premières lignes de défense contre l'obscurantisme. 

Le bandeau de ce hors-série annonce que 150 auteurs se sont mobilisés, avec un bouclage précipité (la revue a été réalisée en un week-end), pour honorer la mémoire de tous ceux qui sont tombés sous les balles des barbares (dont je ne veux pas citer les noms car il ne le mérite pas).

En lisant ces pages, on découvre en effet une copieuse collection d'illustrations mais aussi de textes et de bandes dessinées inédites. Les sentiments exprimés sont très variés, mais l'émotion domine, palpable, poignante. Frédéric Niffle avait promis un numéro combatif, non pas inspiré par le ressentiment, la colère, l'envie de vengeance, mais plutôt par esprit de résistance et de solidarité. Cela est répété dans le très bel et sobre édito, notamment lorsqu'il est dit ceci :

"Spirou n'est pas un journal politique.
"Spirou est un journal de divertissement.
"Mais depuis toujours, Spirou défend la liberté, la solidarité, la tolérance, l'amitié, l'intelligence et l'humour.
"Sans liberté de la presse, pas de démocratie.
"Sans liberté de création, pas d'édition, et les bandes dessinées que vous lisez ici n'existeraient pas.
"Sans liberté, pas d'humanité.
"Ce hors-série n'a qu'un but : vous faire réfléchir aux valeurs que nous partageons. Protéger ces valeurs demande une vigilance de chaque instant. De tous : adultes comme enfants."

Le sommaire indique qu'une large part (la plus importante) de ces 52 pages a été réservée à des dessins et quelques textes où les contributeurs ont, en une ou quelques images, quelques lignes, disent leur indignation, leur chagrin, leur peur, leur volonté de poursuivre leur travail.

Bien qu'il soit aisé, en surfant sur le net, de trouver une bonne quantité des dessins publiés, je n'ai pas voulu en poster abusivement pour cet article car j'aimerai que vous achetiez ce numéro, qui ne coûte que 2,40 E - un prix extrêmement abordable. Ne faîtes pas non plus de la spéculation en vous en procurant un exemplaire pour le revendre ensuite à un prix élevé : restez dignes. Parce que TOUS les bénéfices seront reversés en faveur de Charlie Hebdo et des familles des victimes.
Même si vous n'achetez pas Charlie Hebdo, pour quelque raison que ce soit, vous pourrez au moins en achetant ce hors-série de Spirou aider ce journal mais surtout les proches de ceux qui sont morts.

La liberté d'expression est un principe avec lequel il ne faut pas transiger. 

Ne pas être d'accord avec le style d'un journal ne signifie pas que ce journal insulte qui que ce soit. Nous vivons dans un pays qui autorise à se moquer de tout, dans le cadre de la loi, c'est un privilège rare, précieux. Réfléchissez que si, dans le futur, cela ne devait plus être le cas, non seulement la presse mais NOUS TOUS ne serions plus libres de nous exprimer.  

C'est aussi ce qui délimite rire de tout (car Charlie Hebdo rit de toutes les religions, de tous les partis politiques, de toutes les institutions, de toutes les autorités) et dire n'importe quoi en se réclamant de la liberté d'expression.

Les gens qui ont été tués le 7 et 8 Janvier dernier ne faisaient pas l'apologie du terrorisme, ne tenaient pas des propos antisémites, ne criaient pas au complot. C'était simplement des dessinateurs qui voulaient nous faire rire, des journalistes qui voulaient nous faire réfléchir et réagir, des policiers qui assuraient l'ordre public et notre sécurité, de simples citoyens de confession juive en train de faire leurs courses dans un hyper-marché casher. Des êtres humains exécutés par des illuminés.

Ceux qui les ont assassinés se réclamaient de Allah, prétendaient vouloir venger le Prophète, en abattant des artistes, des journalistes, des policiers, des juifs. Ils prétendaient défendre une religion, ses pratiquants, et n'ont contribué qu'à accabler tous ceux qui sont de confession musulmane et qui pratiquent leur foi dans le respect de leur culte et de la communauté nationale. Ils ont tué des innocents, des gens comme vous et moi, après avoir été radicalisés, en espérant provoquer une guerre de civilisations.

Depuis ces attentats, certains font passer ces tueurs pour des martyrs, des héros ; d'autres délirent sur des conspirations (ourdies par les autorités françaises, juives, américaines), divaguent en affirmant que les victimes ne sont pas mortes ou si elles le sont, c'est parce qu'elles le méritaient. Comment peut-on souscrire à de telles théories ? Comment peut-on penser qu'on mérite de mourir pour avoir dessiné, écrit, parce qu'on était juif ou musulman (car ces "vengeurs" de l'Islam ont aussi tué des musulmans comme eux) ?

Depuis ces terribles jours, d'autres déversent leur haine en pointant que le problème, ce sont les musulmans, tous autant qu'ils sont. Là aussi, comment peut-on emprunter de tels raccourcis ? Comment peut-on salir la mémoire de ceux qui, musulmans ordinaires, intégrés, sont tombés sous les balles de barbares qui servaient un Islam déformé, prétexte à une haine de l'autre avant tout ?

C'est contre cela que certains dessins sont présentés dans ce numéro. Contre les amalgames, contre la bêtise ordinaire ou criminelle, contre la peur, contre l'oubli.
Et POUR la sagesse, la mémoire, la tolérance, la résistance.

Beaucoup d'artistes citent Cabu dans leurs images : c'était la figure emblématique de Charlie Hebdo mais aussi du dessin de caricature pour toute une génération, au-delà du journal dont il était un pilier, parce que, comme moi, il était devenu populaire en participant à Récré A2 où William Leymergie l'avait sollicité pour être aux côtés de Dorothée, Jacky, Corbier. En perdant Cabu, c'est aussi un personnage de leur enfance que plein de monde a perdu. Sa mort apparaît doublement injuste, terrible, car, en plus d'être un caricaturiste politique, c'était cet homme qui avait dessiné à la télé pour les enfants.

D'autres contributeurs ont mis en scène leurs propres héros face à la tragédie, ou se sont mis en scène eux-même pour parler de leur vocation de dessinateur. Matthieu Bonhomme a ainsi réalisé ce superbe portrait d'Esteban qui m'a profondément ému par sa simplicité et sa force évocatrice.
Alain Dodier avec Jérôme K. Jérôme Bloche, Alex Lopez avec Adeline, Willy Lambil avec Blutch et Chesterfield (les Tuniques bleues), Lewis Trondheim et Guillaume Bianco avec Zizi chauve-souris, Christian Darasse avec Tamara, Libon avec les Cavaliers de l'Apocadispe, Fabrice Parme avec Seccotine, Netch avec Bulbox, Boris Mirroir avec Rob et Clutch, Frank avec Broussaille, Delaf et Dubuc avec les Nombrils, Fabien Vehlmann et Bruno Gazzotti avec les enfants de Seuls, Dab's avec le Club des Huns, Denic Lelièvre avec Pic et Zou, et Nob avec Dad ont aussi produit des images ou des planches admirables, sensibles, intelligentes.


Quant à Fabrice Perre, Nicoby (qui en profite pour resituer historiquement Charlie Hebdo), Guillaume Bouzard, Fred Neidhardt (pour deux planches essentielles sur la caricature en Algérie), Matthieu Sapin, Isa, Ruben Del Rincon (là aussi pour deux pages formidables, inspirées par Franquin), Jean-Paul Krassinsky et Marie Gloris Bardiaux-Vaïente, Hubert, Eric Maltaite, Fabrice Tarrin (qui évoque justement l'époque de Récré A2 avec Cabu), et 5 pages de L'Atelier Mastondonte (avec Lewis Trondheim, Pascal Jousselin, Alfred, Obion, Benoît Féroumont, Jérôme Jouvray, Guillaume Bianco, Mathilde Domecq), puis Joan et Julien Neel, ils ont aussi livré des pages souvent très justes sur tout ce que cela a pu, à eux et à nous, inspirer.

C'est vraiment un beau numéro, qui vous serre souvent la gorge - non pas en vous angoissant mais en vous émouvant - , vous fait sourire parfois. Un numéro d'après, pour après. Pour ne jamais oublier.
Merci. Et bravo.

1 commentaire:

Philippe Cordier a dit…

je pense à peu près comme toi sur tout, et ce dessin de Mathieu Bonhomme est le seul sur lequel je suis revenu plusieurs fois, car rouvrir cette revue est difficile mais ce dessin est sort tellement du lot...