vendredi 26 septembre 2014

Critique 511 : JERÔME K. JERÔME BLOCHE, TOME 24 - L'ERMITE, de Dodier


JERÔME K. JERÔME BLOCHE : L'ERMITE est le 24ème tome de la série, écrit et dessiné par Dodier, publié en 2014 par Dupuis.
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Jérôme se rend chez Me Sénéchal, qui veut l'engager pour une mission inattendue : il s'agit de remettre en main propre une lettre d'un de ses clients, récemment décédé des suites d'une longue maladie, à un homme habitant dans un village rayé de la carte après la construction d'un barrage il y a une trentaine d'années. 
Le détective doit prendre l'avion, dont il a la phobie, pour se rendre dans les environs et peut compter sur le soutien de sa fiancée Babette, qui l'accompagne. Après avoir dû abandonner leur voiture de location, accidentée après un orage de grêle, ils trouvent enfin le destinataire de la lettre, un vieil homme vivant tel un ermite, du nom de Antoine Oliveira, qui leur réserve un accueil fruste. 
Cet hôte inquiète Babette qui le surprend la nuit en train de creuser dans la cour derrière sa maison et qui croit qu'il va les tuer. Mais la vérité est tout autre et Jérôme va découvrir une très ancienne et tragique histoire qui a dévasté la vie de deux familles...

Ce récit sur le temps, les secrets et les regrets est peut-être le meilleur de toute la série d'Alain Dodier, ce qui n'est pas un mince exploit quand on se rend compte qu'il s'agit du 24ème tome de Jérôme K. Jérôme Bloche. Après plus de trente ans d'existence et une telle quantité d'aventures, on peut toujours, et légitimement, se demander ce qu'une bande dessinée peut encore proposer de suffisamment palpitant pour contenter ses fans de la première heure et conquérir de nouveaux lecteurs. A cette question, l'auteur a su répondre avec cette intrigue qui le confirme comme un des plus discrets mais des plus efficaces.

La conception de cet album a été laborieuse : Dodier en a eu l'idée il y a plus d'une vingtaine d'années, mais il l'a plusieurs fois remaniée jusqu'à obtenir ce qu'il voulait. Il a même songé, comme il l'a confié dans une interview à Spirou (lors de la prépublication de l'histoire), en faire un one-shot, avant de l'intégrer aux enquêtes de JKJB.
Mais si l'oeuvre a réclamé à Dodier de la patience, si l'on sent son exigence, le déroulement de l'intrigue constitue dans sa fluidité et l'émotion qu'elle produit témoigne de son degré de maîtrise comme scénariste. Il y a deux niveaux de narration : l'un avec de nombreux flashbacks, qui occupe pas moins de 21 planches sur les 50 de l'album, ce qui est plus que conséquent ; et l'un avec la mission actuelle de Jérôme. Le procédé peut étonner mais répond à une priorité : en articulant le récit différemment, voire en supprimant ces retours en arrière, cela aurait obligé l'auteur à des pavés de textes explicatifs indigestes et privé le lecteur à la fois du plaisir d'une lecture plus souple et de la palette de sentiments convoqués.

Dodier a aussi révélé que l'inspiration lui est venue d'un fait divers partant d'un postulat identique : la disparition administrative et physique d'un village entier à la suite de l'édification d'un barrage et de la submersion d'un territoire entier. Cela lui a en tout cas fourni un de ses décors les plus originaux, un cadre non urbain comme il aime à les représenter (en alternance avec les enquêtes en ville de Jérôme), propice au suspense et justifiant le titre de l'histoire.

L'explication du drame et la résolution de l'affaire ne s'effectuent que très progressivement et le lecteur n'en connaît le fin mot qu'au même rythme que le héros. Plus que jamais, il y a du Simenon chez Dodier avec une galerie de personnages mémorables, des situations étonnantes, des climats forts, un mystère savamment élaboré. La dimension humaine n'est jamais éclipsée par l'énigme policière : au contraire, elle la nourrit, elle la crée, elle la raffine. C'est aussi pour cette raison que ce 24ème épisode est un des (sinon le) plus aboutis.

Visuellement, comme je le suggère plus haut, l'histoire dispose d'un environnement exceptionnel, que Dodier, toujours en s'appuyant sur une documentation très fournie (et désormais facilitée, comme il l'a avoué, par la photographie numérique), représente avec tout son talent. Le réalisme est d'autant plus puissant qu'il est servi par un trait sans fioritures, sans détails superflus, mais avec ce qu'il faut de précision pour que le lecteur y croit.
Les dessins des véhicules, qui ont une grande importance dans l'affaire, sont également dignes de tous les éloges, prouvant encore une fois le brio avec lequel l'artiste sait les traiter.
Quant aux personnages, les fans de longue date comme moi seront heureux de suivre le couple de Jérôme et Babette tout au long du récit : il fonctionne parfaitement et forme un binôme très divertissant, graphiquement crédible et peu commun (Jérôme n'étant pas un héros conventionnel, et Babette loin d'un faire-valoir sexy). Les seconds rôles sont aussi soignés, qu'il s'agisse d'Antoine Oliveira (aux deux âges de sa vie), Denis Sagary (lui aussi évoluant physiquement pour les besoins de l'intrigue), ou le notaire Maréchal (Dodier est toujours aussi inspiré pour ce genre de personnages).

Il faut enfin mentionner spécialement la mise en couleurs de Cerise, qui a su trouver (certainement après de nombreux essais avec Dodier) une palette nuancée et distincte pour les séquences au présent et au passé, répondant idéalement à une idée du découpage très simple mais inspirée (des planches de cinq bandes pour les flashbacks, de quatre pour l'action actuelle).

Une éblouissante réussite : un grand cru pour le détective Bloche.  

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