dimanche 29 juin 2014

Critique 471 : JERÔME K. JERÔME BLOCHE - INTEGRALE 1 (TOMES 1-2-3), de Dodier, Le Tendre et Makyo


JERÔME K. JERÔME BLOCHE : INTEGRALE 1 rassemble les trois premiers tomes de la série, L'OMBRE QUI TUE ; LES ÊTRES DE PAPIER et A LA VIE, A LA MORT ; publiés en 1985 et 1986 par Dupuis. 
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L'OMBRE QUI TUE est le premier tome de la série, écrit par Serge Le Tendre et Pierre Makyo et dessiné par Dodier, publié en 1985 par Dupuis.
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Jérôme K. Jérôme Bloche est un jeune homme qui prend des cours par correspondance auprès du professeur Maison pour devenir détective privé. A Paris, une menace inquiète tout le monde car un mystérieux tueur sévit en éliminant ses cibles avec des fléchettes empoisonnées tirées à la sarbacane.
Pour le tester, le professeur Maison demande à Jérôme de démasquer cet assassin déguisé comme un indien. Mais l'enseignant est la nouvelle victime du tueur et juste avant de mourir, il a juste le temps d'indiquer à son disciple que le coupable est un autre de ses élèves.

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LES ÊTRES DE PAPIER est le 2ème tome de la série, écrit par Serge Le Tendre et Pierre Makyo et dessiné par Dodier, publié en 1985 par Dupuis.
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Jérôme est engagé par le baron de Verville, un riche notable, qui vit dans une somptueuse demeure, les Êtres de Papier. Une fois sur place, le détective apprend que son employeur a mystérieusement disparu.
Il entame alors son enquête dans ce coin de la Rochelle où on n'apprécie guère cet étranger fouineur : les enfants du baron sont surtout impatients d'hériter, la gouvernante est obsédée par les portes fermées, le majordome refuse de coopérer, et le jardinier, lui, au contraire, est très bavard. Et c'est sans compter avec le notaire, maître Edouard Poussin, qui ne veut rien d'autre que continuer à profiter de ces clients...
 
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A LA VIE, A LA MORT est le 3ème tome de la série, écrit par Pierre Makyo et dessiné par Dodier, publié en 1986 par Dupuis.
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Jérôme s'éloigne à nouveau de Paris pour aller à Bergues, non loin de Dunkerque. Dans cette bourgade, il a ses attaches puisque c'est là que vit son oncle, Sébastien Bloche, un entrepreneur local qui brigue la mairie.
Pourtant, le détective apprend que les notables du coin, comme son oncle, sont victimes d'un maître-chanteur qui leur extorque de l'argent. Que cachent donc tous ces hommes qui préfèrent payer plutôt que risquer de voir leurs secrets rendus publics ? C'est ce que va s'employer à découvrir Jérôme, même si cela va le conduire à apprendre un pan trouble du passé de son oncle...

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Tout d'abord, il convient de préciser à tous ceux qui voudraient se lancer dans la lecture des aventures de Jérôme K. Jérôme Bloche grâce aux Intégrales publiées par Dupuis qu'il en existe deux sortes : d'un côté, nous avons (à ce jour) deux volumes regroupant chacun trois albums en couleurs ; de l'autre (toujours à ce jour) trois volumes regroupant chacun six albums mais en noir et blanc (et dans un format plus petit).
Ceci étant dit, revenir aux sources de la série permet de mesurer son évolution et les progrès de son créateur, le dessinateur Alain Dodier. Si L'Ombre qui tue, le tome 1, paraît en album en 1985, Jérôme K. Jérôme Bloche apparaît en vérité deux ans auparavant dans "Le Journal de Spirou". Avec le recul, on peut raisonnablement estimer que rien ne prédisposait le titre à la brillante carrière qu'il a connu.

Dodier s'appuie pour commencer sur deux scénaristes chevronnés avec Serge Le Tendre (à qui on doit entre autres La Quête de L'Oiseau du Temps, avec Régis Loisel) et Pierre Makyo (auteur notamment de La Balade au Bout du Monde, avec Laurent Vicomte). C'est un curieux attelage quand on connaît les sensibilités bien distinctes de ces hommes mais ils collaborent sur les deux premiers tomes.
L'Ombre qui tue est un récit d'introduction classique, rafraîchissant et qui a conservé une efficacité certaine, même si Jérôme a énormément changé depuis, aussi bien psychologiquement (même s'il a gardé son air ahuri) et surtout visuellement. Le personnage semble avoir été conçu comme un archétype de la parodie du détective amateur et maladroit, plongé dans une sombre affaire avant même d'avoir fini sa formation - ce n'est, littéralement, pas un héros fini, mais un apprenti.
L'astuce scénaristique du maître qui passe le flambeau à son élève est une vieille formule éculée, et c'est à partir de ce postulat que JKJB débute sa carrière. Le tueur auquel il doit faire face détone avec une apparence excentrique qui suggère que la série s'inscrit dans une veine comique, mais le métier de Le Tendre et Makyo permet de maintenir un certain suspense. Néanmoins, il faut bien l'avouer, tout ça a quand même pris un coup de vieux.

Graphiquement, ce retour au début n'est guère flatteur pour Dodier, dont le dessin n'est vraiment pas beau. Pourtant, on peut déjà voir qu'il s'applique sur les décors, et soigne les ambiances (voir la scène dans le cimetière où Jérôme trouve son professeur agonisant). Mais les personnages sont représentés dans un style grossier, hésitant entre le réalisme et le cartoon, avec un encrage très gras et une colorisation terne. Pour un second rôle comme Basile Rejeton (dont le nom trahit aussi l'hésitation sur le ton de l'histoire), c'est assez intéressant, quoique le coup du méchant désigné par son physique ingrat soit là aussi convenu, mais sinon, ça pique un peu les yeux.
Quand on sait l'excellence classique, l'élégance et la finesse du dessin qu'aura Dodier par la suite, sa progression est énorme à la vue de ce premier effort.

Passons aux Êtres de Papier qui voit le héros se déplacer, comme il le fera ensuite régulièrement, en Province. Le Tendre et Makyo font encore équipe avec Dodier pour cet opus 2 où la référence au jeu du Cluedo est évidente.

L'intrigue a quelque chose d'étonnant là encore : c'est distrayant, léger, et en même temps subtilement inquiétant, sombre. En forçant un peu plus, les auteurs auraient pu tirer de cette affaire un récit évoquant le cinéma de Claude Chabrol, dont on retrouve des motifs familiers, mais n'en demandons pas trop à ce qui était encore une sage production Dupuis, c'est-à-dire une bande dessinée paraissant dans les pages de "Spirou" pour des lecteurs jeunes.
Le meilleur de cet album ? La galerie de seconds rôles, bien campés, bien qu'ils soient tous des clichés du genre, avec les enfants motivés par l'appât du gain, la gouvernante flippante, le majordome renforgné, le jardinier bien rustique, et le notaire obséquieux (le meilleur personnage du lot). 
La gaucherie naïve compensée par sa pugnacité de Jérôme donne à son enquête du ressort et c'est amusant de le voir suspecter tout ce petit monde en grimpant, par exemple, dans les arbres la nuit : il y a encore une dimension enfantine chez lui qui peut nous le faire assimiler à un post-adolescent qui joue au détective plus qu'il n'en est un. C'est un procédé malin qui permet de s'inquiéter pour lui dans une histoire où il est confronté à des adversaires qui lui sont, socialement et intellectuellement, supérieurs.

Le dessin de Dodier opére un mue discrète : son trait, bien qu'encore gras, est plus défini et cela se traduit par une représentation des personnages moins inégale et brouillonne - l'aspect de Jérôme, par exemple, commence à être plus stable et esthétique. La couverture de la première édition de l'album montre par ailleurs une tentative, réussie mais surprenante, de traiter son héros dans un style hyper-réaliste, en couleurs directes, mais ce sera la première et dernière fois que Dodier tentera d'aller dans cette direction.
Les autres protagonistes bénéficient de physionomies bien étudiées, raccords avec leur personnalité et leur statut, et c'est une partie du travail que l'artiste ne cessera plus jamais de perfectionner, créant au fil des albums une galerie de caractères souvent mémorables.
Le décor principal est fort bien représenté, Dodier a certainement (comme beaucoup de dessinateurs dans ce cas) pris pour modèle un château existant, peut-être en aménageant certains éléments architecturaux, mais la demeure du baron offre un cadre idéal pour cette histoire et l'artiste a veillé à le traiter avec le soin requis.

Enfin, A la vie, à la mort clôt cette première Intégrale en couleurs. Serge Le Tendre a quitté la série et Dodier collabore seul avec Makyo pour ce tome avant de réaliser le suivant seul puis de retrouver une dernière fois son partenaire au numéro 5 (et c'est naturel dans la mesure où Le Jeu de Trois reviendra sur le thème des origines du héros).

L'histoire se situe à nouveau hors de la capitale et nous apprend quelques détails sur le passé de Jérôme et des Bloche en général. Le personnage de l'oncle Sébastien n'a rien de renversant en soi, il s'agit typiquement d'un exemple de "béquille" scénaristique pour faciliter des explications et alimenter une enquête, mais ce n'est pas parce que le procédé est classique qu'il n'est pas bon.
Qu'apprend-t-on en l'occurrence ? Que Jérôme a grandi sans bien connaître ses parents, que sa mère est morte jeune, et que son oncle le considère comme le fils qu'il n'a jamais eu. Sébastien Bloche est un bonhomme bienveillant et avenant, mais illustrant parfaitement le "trop bon pour être honnête" qui sert de pivot à une intrigue sur fond de chantages et de vilains petits secrets.
Les investigations du héros possèdent l'ambiance propre des scripts de Pierre Makyo, avec ce mélange de climat angoissant, de mélancolie, d'étrangeté, sur un rythme calme. Dodier semblera en rester imprégné puisqu'on retrouve ce mix dans des aventures ultérieures (à commencer par les tomes 4, 5 mais aussi 8 ou 12 par exemple). Cette tranquillité trouble flirte parfois avec un peu de mollesse à mon goût, mais c'est sans doute pour cela que je n'ai jamais été un grand fan de Makyo, qui me paraît plus à l'aise pour suggérer des ambiances que pour raconter des histoires passionnantes.

Les dessins continuent de s'améliorer : Dodier simplifie son trait et cela lui va bien, lui va mieux. Parfois, c'est encore un peu inégal, fluctuant, notamment pour la représentation des personnages, et l'encrage toujours trop gras et la colorisation sans finesse n'aident pas, mais les progrès enregistrés depuis le tome 1 sont quand même remarquables.
Les décors restent eux très soignés, et le dessinateur sait s'appuyer sur ses forces dans ce domaine, comme en témoigne l'inspection du souterrain par Jérôme par exemple (avec de beaux effets d'éclairage, de silhouettes, d'ombres, qui doivent être encore plus remarquables dans les rééditions des Intégrales en noir et blanc).

Le bilan est donc mitigé mais c'est le jeu dans ce genre de cas : on assiste aux débuts d'une série, avec ce que cela suppose de tâtonnements, avec un dessinateur qui se cherche et qui n'a, qui plus est, pas encore pris totalement les rênes de son personnage en en devenant aussi son scénariste. Cependant, Jérôme K. Jérôme Bloche affiche de belles dispositions et est déjà un héros attachant, dont la qualité de la production ne va aller qu'en s'améliorant.

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