mercredi 5 février 2014

Critique 407 : SUPERMAN - SECRET IDENTITY, de Kurt Busiek et Stuart Immonen

Avec SUPERMAN : SECRET IDENTITY, le scénariste Kurt Busiek et le dessinateur Stuart Immonen ont produit en 2004, dans cette mini-série (hors continuité) en 4 épisodes, une variation originale sur l'homme d'acier.
Busiek a puisé son inspiration, comme il l'explique dans la préface de l'album, dans un vieil épisode de la revue DC Comics Presents (#87), écrit par Elliot S. Maggin et dessiné par Curt Swan, publié à l'époque de la saga Crisis on Infinite Earths (de Marv Wolfman, George Perez et Jerry Ordway). C'était une histoire sur le Superboy de Terre-Prime, un jeune Clark Kent qui avait grandi dans une réalité parallèle considéré comme notre monde, c'est-à-dire sans autre super-héros ou vilain, ni extra-terrestres, où tous les personnages étaient considérés seulement comme des figures de comics. Dans ce monde-là, Clark Kent était moqué à cause de son nom inspiré par celui du Superman des bandes dessinées, et quand il découvrait ses pouvoirs, il décidait de les cacher... Mais il n'est nul besoin d'avoir lu cet épisode pour apprécier le récit de Busiek et Immonen.
Nous faisons ici également connaissance avec un adolescent du nom de Clark Kent, qui vit dans une bourgade du Kansas. Ses parents l'ont prénommé ainsi sans malice mais le garçon souffre des railleries de ses camarades. Un week-end, il part camper, seul. La nuit venue, alors qu'il ne trouve pas le sommeil, il découvre qu'il peut voler...

Que feriez-vous si vous vous trouviez subitement doté des pouvoirs de Superman ? Pour ce jeune garçon, c'est d'abord l'extase de voler dans les airs. Mais quand il voit quelqu'un en danger, suite à l'inondation d'un village voisin, il n'hésite pas et lui sauve la vie, tout en prenant soin de ne pas être identifié.
Cet acte fondateur va servir de principe et de moteur à ce Clark Kent, résolu à utiliser ses pouvoirs (dont il ignore l'origine) pour le bien tout en veillant à ne jamais être reconnu (en premier lieu par une journaliste qui enquête sur ce phénomène). Bientôt, ce sera au tour du gouvernement d'essayer de découvrir qui il est, d'où il vient, et comment le contrôler...
L'histoire est découpée en quatre parties. 
Le premier chapitre, Smallville, raconte la découverte de ses pouvoirs par Clark et sa décision de ne jamais dévoiler publiquement son état. 
Le deuxième chapitre, Metropolis, voit Clark s'installer à New York pour y devenir un écrivain (avec succès), jusqu'à sa rencontre avec une certaine Lois (Chaudhari) et son premier affrontement avec les autorités gouvernementales (qui réussissent à la capturer brièvement). 
Le troisième chapitre, Fortress, voit Clark devenir père et s'assurer que le gouvernement ne cherchera plus à le piéger en passant un accord avec un agent fédéral, Malloy. 
Le quatrième et dernier chapitre, Tomorrow, conclut l'histoire avec un Superman devenu plus âgé, découvrant si ses filles jumelles ont hérité de ses pouvoirs, et observant l'évolution du monde qui l'entoure, un monde dont il a fait partie sans vraiment jamais s'y sentir chez lui.


Les deux auteurs (car, comme Busiek le souligne dans sa préface, le projet doit considérablement à son dessinateur) suffiraient à eux seuls à justifier l'achat de cet album : d'un côté, Kurt Busiek, un scénariste réputé pour sa connaissance encyclopédique des super-héros et sa capacité à les appréhender avec l'oeil de l'homme de la rue (procédé à la base de ses deux chefs d'oeuvre, Marvels avec Alex Ross, pour Marvel Comics, et son creator-owned, Astro City, avec Brent Anderson, pour DC) ; de l'autre, Stuart Immonen, un artiste de premier plan capable de passer des comics mainstream (New Avengers, Ultimate Spider-Man, All-New X-Men avec Brian Michael Bendis) à des projets indépendants (Moving Pictures avec sa femme Kathryn Immonen) ou un mix déjanté des deux (Nextwave, série culte avec Warren Ellis).
Leur rencontre est à la hauteur des attentes et aboutit à une production somptueuse, d'une rare finesse narrative et d'une grande beauté visuelle.
Esthétiquement, Immonen est encore dans sa période réaliste, et il assure également la mise en couleurs et l'encrage. Ses efforts, comme il le précisa dans une interview au magazine "Comic Box", portèrent sur la manière la plus subtile de représenter les personnages et les décors de façon vraisemblable, crédible, sans tomber dans le photo-réalisme, mais plutôt en privilégiant une vivacité dans le trait.
Immonen mixe ainsi des images non encrées ou partiellement encrées avec une colorisation directe avec d'autres plans complétés digitalement. Mais le rendu est si parfait qu'il est impossible de détecter quand des éléments numériques sont intégrés au dessin traditionnel. Les ombrages sont admirablement nuancés, la texture des ambiances incroyablement sophistiquée : cela donne merveilleusement pour les scènes de la vie ordinaires, croquées avec un naturel confondant, comme dans les séquences plus extraordinaires (notamment quand Superman vole ou lévite avec des angles de vue, des compositions simples et efficaces, comme on en a rarement vues, y compris au cinéma).
Le dessinateur y prouve son talent unique pour capter les mouvements, les expressions, les décors (qui ne sont jamais surchargés). Cette sensation de naturalisme est troublante et donne presque l'impression d'un reportage car le même traitement est appliqué qu'il s'agisse de Clark Kent ou de Superman, prolongeant cette effet de normalité.
Le transformisme graphique d'Immonen (dont le style varie selon le projet avec une souplesse déconcertante) est vraiment prodigieux, mais surtout il trouve toujours le bon traitement quelle que soit l'histoire.
Le scénario de Busiek n'est pas en reste et séduit d'abord par sa simplicité. Car le mérite premier de son histoire est de raconter un surhomme à hauteur d'homme : en vérité, ce Superman-là parle davantage de Clark Kent que de Superman, et l'on se dit que, s'il y avait bien matière à adapter ce personnage au cinéma, les producteurs auraient été bien inspirés de puiser à cette source (plutôt que d'en tirer des versions spectaculaires, sérieuses jusqu'à être pompeuses - seul, finalement, le premier film de Richard Donner a réussi à traduire la merveilleuse métaphore qu'offre ce héros, immigré, "alien", comme ses créateurs).
Par exemple, une riche idée est de faire de Clark Kent un jeune homme qui, une fois qu'il a découvert ses pouvoirs, choisit, lors d'Halloween, de se déguiser en... Superman - la couverture idéale pour brouiller les pistes et entretenir la thèse que, lorsqu'il interviendra, ce sera considéré comme un canular (au même titre que beaucoup croit qu'Elvis Presley est encore vivant). 
Pour faciliter l'immersion du lecteur dans la psychologie du héros, Busiek recourt à la voix-off en abondance : le procédé est facile, mais quand il est bien utilisé, que ce que pense le héros et apprend ainsi le lecteur est bien écrit, qu'on accède à ses émotions en les comprenant, c'est imparable. Ce monologue intérieur  dit comment il gère ses capacités extraordinaires, l'appréhension constante qu'on le démasque, qu'on s'en prenne à ses proches (sa femme puis ses enfants), ses sentiments sur le fait que les autorités cherchent à la fois à le contrôler ou le supprimer car elles ont peur qu'un tel individu se retourne contre le gouvernement... 
Sur la source des pouvoirs, Busiek prend le parti de ne pas expliquer, tout juste suggère-t-il quelques pistes. mais ce n'est pas important en fait, d'ailleurs, très vite, on ne s'interroge plus à ce sujet. Il écarte aussi les clichés, le folklore : pas de super-vilain, pas de grandes batailles... Si Superman existait et qu'il soit le seul surhomme au monde, il s'emploierait à sauver des gens pris au piège lors de catastrophes naturelles tout en admettant qu'il ne peut pas tout régler, il négocierait avec les fédéraux sa participation à des opérations précises, il se presserait d'agir pour pouvoir retrouver sa femme lorsqu'elle accouche. Il se comporterait aussi normalement en définitive qu'un être de son calibre le ferait. 
Busiek ne fait également que peu de références à l'univers des comics, tout juste joue-t-il sur des situations qui justement souligne à quel point ces références embarrasse son personnage ou alors il s'en amuse de façon discrète (avec les citations de noms comme ceux de Lana Lang ou Jimmy Olsen : ainsi évite-il l'écueil de la parodie ou du méta-texte, qui plomberaient son récit. Tout est fait pour ne jamais s'éloigner des doutes, des angoisses, mais aussi des buts, des joies de ce Clark Kent, ainsi ils revêtent une portée universelle et permettent de s'identifier à partir d'un personnage auquel il est pourtant apparemment impossible de le faire : l'émotion de cette histoire provient de sa capacité à parler de manière touchante, intelligente, juste, de la condition d'un individu dont la seule distinction (certes, de taille) est d'être un homme avec des pouvoirs fantastiques, mais un homme d'abord et avant tout.
La plausibilité étonnante de ce récit montre la pertinence de la démarche narrative et graphique de Kurt Busiek et Stuart Immonen : au fond, Secret Identity est un conte initiatique dont les éléments les plus fantaisistes ne servent qu'à souligner l'universalité de ce que traverse son héros. Selon une théorie célèbre du cinéaste Quentin Tarantino, cette histoire illustre parfaitement et avec sensibilité que ce n'est pas Clark Kent qui devient Superman mais bien Superman qui devient Clark Kent.

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