samedi 16 février 2013

Critique 376 : THOR - TALES OF ASGARD, de Stan Lee et Jack Kirby


Thor : Tales Of Asgard rassemble une cinquantaine (47 pour être exact) d'histoires de compléments (des back-up issues) parues à partir de 1963 dans les derniers épisodes de la série Journey Into Mystery (du #97 à 125) puis dans la série Thor (du #126 à 145), écrites par Stan Lee et dessinées par Jack Kirby.
Ces chapitres de cinq pages avaient pour but de décrire la genèse du royaume des dieux nordiques et des aventures parallèles à celles que vivait le dieu du tonnerre : c'est l'occasion de découvrir le règne d'Odin, la jeunesse de Thor, de son demi-frère Loki, des Trois Guerriers (Fandral, Hogun et Volstagg), du gardien d'Asgard (Heimdall), et des ennemis de ce panthéon.

Cet ouvrage, copieux par son volume (plus de 300 pages), présente aussi la particularité d'avoir été entièrement recolorisé par ordinateur par Matt Milla, mais encore d'offrir d'abondants bonus (fiches signalétiques détaillant les protagonistes - la plupart dessinées par Walt Simonson - , Asgard, les 9 Royaumes, variant covers, et poster regroupant les six couvertures dessinées par Olivier Coipel).
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Il serait fastidieux de résumer chacun des épisodes de ce recueil, la plupart des histoires étant des one-shots. Mais ce format justement rend leur lecture très agréable et présente un des aspects les plus aboutis de la collaboration entre Stan Lee et Jack Kirby avec un de leur personnage les plus atypiques, loin de la formule du "héros à problème" typique de Marvel. En un sens, on peut même affirmer que Thor est la figure la plus représentative de ce que préférait Kirby, avec sa divinité, son souffle épique, ses références mythologiques remaniées, sa galerie de créatures hautes en couleurs. Mais accompagné par la verve de Lee, cet aspect acquiert un rythme, un humour, une fluidité qui nuancent les obsessions de son dessinateur.
Les six couvertures connectées des Tales of Asgard
dessinées par Olivier Coipel.

Pour ces raisons, le contenu de ce livre propose un concentré de ce que produisit le tandem : ici, on a droit à des récits épiques inspirés par la mythologie nordique mais aussi les contes et légendes traditionnelles (le petit chaperon rouge fait un tour par là !), et la dimension feuilletonnesque fonctionne à plein régime, se déployant avec une emphase comme on n'en trouve guère plus. Lee et Kirby (re)créent tout un univers sans le rattacher au reste de la production Marvel (lien réservé aux séries successives consacrées à Thor lui-même) : pas de Vengeurs ici, mais un folklore bigarré, baroque, chevaleresque, magique, qui souligne à quel point le personnage possède un background riche et qui suffit à alimenter ses aventures sans piocher dans les éléments d'autres super-héros de la Maison des Idées.
La force de Thor (la série comme le personnage), c'est aussi l'ampleur et la densité de ses seconds rôles : y figurent bien sûr Loki, son demi-frère, éternel conspirateur jaloux, mais aussi Odin, le père tout-puissant, intransigeant, conquérant redoutable, régent respecté, une figure imposante que ces "Contes d'Asgard" permettent de mettre vraiment en lumière, de situer, de mesurer son autorité (en particulier dans les premiers chapitres). On découvre aussi pourquoi et comment Heimdall a été nommé gardien du "Rainbow Bridge", pour quelle raison Balder est surnommé "le Brave", dans quelles circonstances les Trois Guerriers - Fandral, Hogun et Volstagg - sont devenus les compagnons de Thor... Et tous ces éléments étoffent considérablement le portrait du dieu du tonnerre, au-delà de ses origines classiques (fils arrogant, banni sur terre par son père pour apprendre l'humilité, devenant le protecteur de Midgard et le plus valeureux guerrier d'Asgard, puis membre fondateur des Vengeurs).

La narration possède une immédiateté puissante, très efficace. Ce qui est raconté est tout de suite compréhensible et émotionnellement intense.
Stan Lee y démontre ses facultés à incarner des personnages mémorables, aux tempéraments bien trempés, avec des relations fortes, une dynamique de groupe énergique. Son sens du dialogue, plein de malice et de théâtralité mêlées, est remarquable, et prend tout son relief quand il anime des seconds rôles aussi volubiles que lui peut l'être (la palme revenant à l'irrésistible Volstagg).
Pour Jack Kirby, c'est l'opportunité de satisfaire son goût des sagas pleines de bruit et de fureur avec les ingrédients d'usage : décors extravagants (entre la cité des dieux mélangeant le médiéval et le futurisme, et les territoires des royaumes annexes aux paysages sauvages, effrayants, désolés ou peuplés de créatures flamboyantes) ; costumes ahurissants aux coupes et lignes complexes ou élémentaires ; hordes de monstres, de démons ou de guerriers barbares ou racés (puisant leurs looks aussi bien dans l'orientalisme que dans la science-fiction ou le design chevaleresque).
L'imaginaire des deux hommes demeure d'une inventivité et d'une vitalité intactes et étonnantes plus de cinquante après la parution de ces histoires.



Stan Lee utilise ces faisceaux d'histoires avec un bonheur palpable, et parfois une roublardise évidente : il copie allègrement des récits comme celui de Jason et les Argonautes (terme repris pour désigner l'équipage de Thor envoyé en mission par Odin quand la menace du Ragnarok - la fin des mondes, y compris celui des dieux - se profile), balade ses personnages comme le lecteur au fin fond de nulle part pour subitement les ramener au port et dénouer son intrigue avec une décontraction qui, aujourd'hui, déchaînerait la communauté des geeks ! Mais, allez savoir pourquoi, on s'en fiche, et ça marche : on s'est fait rouler dans la farine mythologico-super héroïque de Stan "The Man" et on en redemande !
Cette facilité dans l'écriture a quelque chose d'enjoué et d'euphorisant : Lee ne semble jamais en panne d'excentricités, il déroule, brode, et ça fonctionne avec une sorte de grâce insolente. C'est sans doute parce qu'il rédigeait ses histoires d'abord en s'amusant qu'elles sont restées si distrayantes, si imparables, que ses personnages ont conservé leur majesté. Ici, Lee ne s'occupe pas de petits criminels attaquant des banques mais établit des légendes remixées avec légèreté et fougue, recrée des mythes, refait des mondes, réécrit l'origine de dieux. Et il fait tout cela avec un souci permanent de rendre ces protagonistes touchants, émouvants : les divinités de Stan Lee sont en définitive très humaines et c'est pour cela qu'on les suit dans leur odyssée avec un tel plaisir.
Le scénariste emprunte à tout le monde, brasse le références avec générosité, sans complexe, et entre l'Ancien Testament et Shakespeare revisités, il trouve un compromis épatant, dont la pérennité prouve la pertinence. Les intrigues en elles-même sont simples, avec un langage parfois certes ampoulés, à la limite de la parodie, mais dans ce cocktail d'économie et de démesure il y a le nectar des comics super-héroïques, eux-mêmes à la croisée de plusieurs mondes, cultures, genres.



La structure des histoires est invariable, mais loin d'être lassante, cela leur assure une cohérence narrative et visuelle. Tout commence par une splash-page qui est à la fois comme un teaser et un résumé : dans cette image inaugurale, c'est tout un programme, on est aussitôt saisi, accroché, impressionné. Limiter ensuite le reste à quatre pages supplémentaires est à la fois une contrainte et une garantie - contrainte car il faut que l'histoire s'en contente, mais garantie que ladîte histoire ne traînera pas.
Par ailleurs, le découpage est lui-même sommaire (quatre cases le plus souvent par pages, des fois six, jamais plus). Il y a dans cette rigidité formelle une sobriété formidable, chaque image doit dire quelque chose, chaque effet doit être dosé à la perfection, chaque plan doit comporter une idée et faire avancer le récit.
Dans cet exercice, Jack Kirby excelle : en cinq planches, il "fait tenir" la naissance d'Asgard, l'émergence des démons, la jeunesse de Thor et Loki, la biographie d'Heimdall et de Balder... Encore maintenant, bien des dessinateurs, se complaisant dans des splash et doubles pages à répétition (et du coup perdant tout leur impact), gagnerait à étudier le storytelling des artistes de l'époque pour apprendre à raconter en images vraiment efficaces un script, à servir un scénario sans vouloir épater la galerie, à en bonifier les ingrédients sans chercher à éclipser le scénariste.
On a là des histoires pareilles à celles qu'on lit avant d'aller au lit lorsqu'on est enfant, avec toujours l'envie d'en savoir la suite.



Passées les présentations de la galerie des personnages principaux et des décors importants, Stan Lee s'autorise alors des récits plus longs, sans varier dans  la construction des épisodes mais en prolongeant leurs conséquences. Un autre rythme s'installe progressivement, alors que les intrigues valorisent davantage Thor et les Trois Guerriers qui font face à l'Oeil de Warlock ; croisent la Sombre Monture du Destin ; traversent la contrée de Nastrond autrefois visitée par Odin ; passent par les Montagnes Magiques de Xanadu/Zanadu pour y défier Fafnir, Ogur, Mogul et son génie, Alibar et les 40 Démons...
On est là dans un registre plus familier avec la série Journey into Mystery et Thor où défilaient des créatures grotesques et terrifiantes, où une fêlure dans l'épée géante d'Odin annonçait la fin de l'univers, etc. La fantaisie et l'aventure adoptent les manières plus classiques du comic-book super-héroïque avec le bon et les méchants. 
Par ailleurs, Stan Lee se lâche complètement avec des annonces ronflantes, qu'on peut soit trouver drôles ou ridicules (“If it all sounds too complicated, stay with us, true believer… We’ll try and clear it up for you… somehow!”) et Kirby n'est pas en reste avec des postures de plus en plus exubérantes et des clashes titanesques. Ce n'est pas toujours très fin ni très constant dans l'inspiration, certains chapitres sont brillants, palpitants, d'autres moins enlevés... Mais en replaçant tout ça dans le contexte de l'époque (à l'aune de la productivité folle de Lee et Kirby), c'est inévitable : on ne peut pas être génial en permanence quand on anime autant de séries en même temps.
Il faut aussi parler de la colorisation qui a donc été refaite pour la réédition de ces épisodes et confiée à Matt Milla.
Le procédé est étonnant puisqu'en vérité les films de l'époque sont encore en assez bon état (les "Marvel Masterworks" en v.o. ou "Intégrales" en v.f. permettent de retrouver ces séries telles qu'elles étaient mises en couleurs à l'époque), et il a divisé les fans.
Pour ma part, cela ne m'a pas dérangé. Il faut quand même saluer les efforts de Matt Milla, qui s'est acquitté de cette tâche colossale avec humilité mais professionnalisme. Certes, la colorisation par ordinateur autorise certains effets (flous, brillances, contrastes) en rupture totale avec les moyens originaux, mais il me semble que dans le cas présent, ça ne dénature pas le dessin de Kirby ou les encrages de Vince Colleta, Don Heck, Bill Everett, Paul Reinman, Chic Stone, ou George Roussos (alors que souvent, des coloristes contemporains "absorbent" digitalement les tracés).




En tout cas, il est impossible de prétendre que cela affecte la puissance des graphismes de Kirby, la netteté de ses formes, l'impact des contours et des textures. Au contraire, Matt Milla a plutôt veillé à les souligner ou à les harmoniser.
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Bref, si vous voulez vous (re)plonger dans des "oldies but goodies", marcher dans les pas de Thor, en savoir plus sur la famille asgardienne, vibrer au gré d'aventures grandioses, ces Tales of Asgard permettent d'en profiter pleinement.

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