dimanche 23 décembre 2012

Critique 366 : PORTUGAL, de Cyril Pedrosa


Portugal est un récit complet écrit et dessiné par Cyril Pedrosa, publié en 2012 chez Dupuis dans la collection "Aire Libre".
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D'hier...
... A aujourd'hui : Simon et sa mélancolie.

Portugal est le nouvel opus de Cyril Pedrosa dont j'avais loué le talent pour son album Trois Ombres mais aussi sa verve comique pour Auto-Bio*. Il signe cet imposant ouvrage, d'une taille et d'un poids conséquent, en couleurs directes (avec l'aide de Ruby pour deux chapitres sur trois), inspiré par son expérience personnelle, et qui lui a déjà valu les louanges de la critique, le Fauve d'Angoulême 2012 et le prix Fnac la même année. C'est dire si en le lisant, on en attend beaucoup, comme la confirmation que Pedrosa est définitivement entré dans la "cour des grands"...
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Un peu par hasard, Simon Muchat, auteur de bande dessinée en mal d'inspiration, se trouve invité dans un festival confidentiel au Portugal. Le voyage a un double effet : non seulement, il consomme la rupture programmée avec sa compagne mais surtout, sur place, il est bouleversé par le flot de sensations étrangement familières qui le traversent. Cette cascade de couleurs, de parfums, d'accents, provoque en lui un choc profond en lien avec son enfance et, plus largement, avec l'histoire de sa famille (à laquelle il s'était jusqu'à présent peu intéressé, et même tenu à distance).
Il lui devient alors nécessaire, urgent, d'en savoir plus sur ses aïeux pour en savoir plus sur lui-même, déterminer le malaise qui le hante depuis longtemps, qui l'empêche de travailler, d'être heureux. Et en découvrant cette histoire intime, il se retrouve d'abord lui, découvre d'où il vient et, peut-être, où il veut aller désormais...
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L'ambition de cette ouvrage est à la (dé)mesure de son format, qui tient autant de la bande dessinée traditionnelle que du carnet de voyage en passant par des expérimentations narratives et formelles. Pour Pedrosa, l'affaire est autant artistique, car il ose comme il ne l'a jamais fait avant (et pourtant, dans Trois Ombres, son chef-d'oeuvre, il allait déjà loin), que personnelle, car il se livre avec un mélange de pudeur et de liberté assez rare.
Il faut être honnête : ces 260 pages ne sont pas le sommet, l'accomplissement attendus. La structure du récit, en trois actes, est inégale : le premier volet est ennuyeux, avec un héros (Simon Muchat, l'alter-ego de Pedrosa) présenté de manière peu aimable, aux atermoiements complaisants ; le deuxième chapitre est en revanche une superbe partie, plus drôle, rythmée, juste ; et le dernier épisode est un peu un mix des deux précédents, avec des passages très réussis et d'autres nettement moins aboutis.
C'est comme si l'auteur n'avait jamais trouvé l'équilibre idéal et se cherchait tout au long de l'album, faisant traîner des séquences inutilement pour mieux rebondir ensuite avant de sombrer à nouveau dans des facilités, des errements lassants. Sans doute faut-il mettre cela sur le compte du sujet lui-même, du manque de recul aussi avec lequel il a été abordé : en voulant tout mettre (jusqu'aux pages finales reproduisant des croquis multiples de décors et de personnages dans un fouillis pénible à lire), Pedrosa a oublié qu'une bd, c'est aussi du montage, de l' "editing", comme au cinéma, des choix à faire, des scènes à couper, une direction à (s')imposer. Egarment d'autant plus fâcheux qu'avec Trois Ombres, l'auteur mania si bien l'épique et l'intime, le souffle et la nuance, la force et la suggestion, avec une trame plus poétique, flirtant avec le fantastique tout en s'aventurant sur des questionnements très délicats (la paternité, le deuil).
Toutefois, je ne voudrais pas paraître trop exigeant ou sévère avec Portugal qui possède son lot de belles choses : là où Pedrosa est le plus brillant, c'est quand il s'attache aux dialogues entre quelques personnages, un groupe ou un duo. Le mariage d'une cousine avec toute la belle-famille, l'oncle, la tante, le père, la mémé (qui commence à devenir zinzin), tout cela est formidablement traduit, avec cette ambiance festive, ses passages surréalistes (quand le congélateur tombe en panne et qu'il faut enterrer toute la bouffe abîmée, la fugue nocturne de la grand-mère, l'engueulade en voiture). Ce deuxième acte est un livre dans le livre, qui en l'état aurait fourni un album plus ramassé et aussi évocateur.
Dans le dernier chapitre, quand Simon se trouve seul dans la maison familiale, essayant de (se faire) comprendre des habitants du coin, apprenant les origines de son grand-père (formulées, qui plus est, de manière très émouvante), Pedrosa renoue avec cette fluidité où il n'a presque pas besoin de raconter quoi que ce soit pour être ce redoutable "page-turner".
Décidemment, il est regrettable que cet auteur si brillant n'ait pas su se passer d'un premier épisode si décevant, sans quoi il tenait effectivement son chef-d'oeuvre...   
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L'autre attraction de Portugal, c'est son graphisme. Pedrosa fait feu de tout bois dans cet album flamboyant, où il essaie beaucoup de choses, avec plus ou moins de bonheur c'est vrai mais une audace qu'il faut saluer.
Il est magistral quand il s'agit de capter des saynètes, parfois muettes, où les personnages sont merveilleusement expressifs avec une économie de traits sensationnelle. Son découpage est d'une variété fabuleuse, d'une grande densité (des pleines pages succèdent à des gaufriers de 12 cases). C'est un storyteller accompli, qui confirme ce qu'il avait montré avec Trois Ombres.
On s'inclinera aussi devant son (grand) art à saisir les décors, paysages, à capter les atmosphères, même s'il est finalement plus à l'aise dans les moments entre chien et loup que dans les passages lumineux...
Car, et c'est l'autre souci de l'album, Pedrosa a réalisé ce récit en couleurs directes, passant le relais au bout d'un chapitre à Ruby (qui assure une unité visuelle à l'ensemble tout en étant plus nuancée). Sur un dessin fin, à la plume ou au stylo, il a appliqué (ou fait appliquer) une palette parfois très élégante, avec une gamme chromatique sensuelle... Mais, hélas, aussi parfois criarde, avec un déluge agressif de jaune, de vert, de marron. Non seulement ce choix de couleurs nuit quelquefois à la lisibilité mais le rendu n'est pas heureux, baveux. Sur ce point, Portugal frôle même la faute de goût, et on regrette les planches en noir et blanc splendides que sait produire Pedrosa.
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Projet hors normes, Portugal a les défauts de ses qualités : Cyril Pedrosa a produit un récit riche mais sans éviter quelques écueils, et graphiquement à la fois somptueux, foisonnant, mais aussi déséquilibré. Que la bande dessinée française puisse aboutir à de telles pièces prouve l'ambition de son auteur mais prouve aussi qu'il existe un fossé avec des romans graphiques plus aboutis en provenance des Etats-Unis.

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