mardi 7 février 2012

Critique 307 : SETTING THE STANDARD - COMICS BY ALEX TOTH 1952-1954

"Ne jamais juger un livre à sa couverture" : c'est en ayant ce principe bien en tête qu'il faut acquérir et lire ce volumineux ouvrage de plus de 400 pages qui rassemble l'intégralité de la production d'Alex Toth pour la maison d'éditon Standard Comics, de Février 1952 à Mars 1954.
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Commençons par situer ces oeuvres dans la carrière de l'artiste : chez DC Comics, Alex Toth a appris les bases de son métier et fondé sa philosophie, inspirée par les éditeurs Shelly Mayer et Sol Harrison (ses fameux mantras :"tell the story" et "simplify !").
Cette éducation à la dure (ses mentors n'hésitaient pas à déchirer ses planches pour les lui faire redessiner) l'a dirigé sa vie durant, Toth sera logiquement son critique le plus intransigeant et un observateur exigeant pour ses confrères. Mais lorsque Julius Schwartz prend les commandes de la firme de Broadway, les relations entre l'artiste et l'éditeur se tendent.
Toth s'engage donc avec Ned Pines, le patron de Standard Comics. Ce dernier a démarré ses activités en 1928, et en 1940, son succès en affaires lui permet d'être à la tête de trois collections (Better, Nedor et Standard). Puis en 1949, pour consolider ses entreprises, il les rassemble en une seule entité, Standard Comics.
L'arrivée de Toth en 1952 coïncide avec l'émergence de plusieurs titres en tous genres - polar, horreur, romance, science-fiction, récits de guerre - et Standard Comics devient après EC Comics une maison d'édition phare sur le marché. Le directeur artistique Mike Peppe (qui officie également comme encreur) a dans son équipe des noms tels que Mike Sekowsky, Frank Giacoia, George Tuska, Mike Celardo, Ross Andru, Mike Esposito, Sy Barry.
Mais c'est Alex Toth qui va le plus frapper les esprits, à tel point que son style deviendra la charte graphique de Standard - non sans raison, en deux ans, il va illustrer plus de 60 histoires (et quelques couvertures), assurant occasionnellement les fonctions de dessinateur, encreur, et lettreur ! 

Toth collaborera souvent avec le scénariste Kim Aamodt, spécialiste des romances, à l'écriture à la fois simple et évocatrice, qu'il appréciait particulièrement pour sa subtilité. Mais la plupart des autres auteurs de scripts ne sont pas mentionnés.

Fin 1953, Ned Pines met fin à la ligne Standard. Quelques mois après, Toth rejoint l'armée : il a 26 ans. Il réalise encore trois comics pour Atlas Comics, puis signe, seul, le strip Jon Fury durant son service.
Après quoi, il faudra attendre 1957 pour qu'il renoue avec la bande dessinée, chez Dell Comics. Puis il participe à l'adaptation du Zorro de Disney (rééditée, telle qu'il l'avait conçue, chez Image Comics en 2001), une de ses plus belles réussites.
Dans les années 60, il s'investit dans l'animation, principalement comme designer et storyboarder (chez Hanna-Barbera).
Son chant du cygne sera Bravo for adventures, où s'exprimera sa passion pour l'aviation et les récits d'aventures.  
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Le présent ouvrage débute par une longue interview que Toth accorda au Graphic Story Magazine, répondant avec une éloquence remarquable aux questions de Vincent Davis, Richard Kyle et Bill Spicer, en 1968.
C'est un document passionnant et dense, presqu'un manifeste de la part de l'artiste qui parle avec intelligence de son travail, de ses contraintes, de ses possibilités. Toth n'est pas langue de bois : il aborde tous les aspects de son métier, parfois en étant cassant, mais d'abord dur avec lui-même, d'une lucidité implacable, d'une exigeance exemplaire. Son rigorisme n'a d'égal que son enthousiasme et devrait être pris pour modèle aussi bien par les auteurs/artistes actuels que par les fans de comics.
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Puis Greg Sadowski propose donc de découvrir les publications restaurées, dans un généreux format (24 x 19 cm), de Toth chez Standard.

1952 :

Tout commence par un mélodrame saisissant, My Stolen Kisses (issu de Best Romance #5, Février 1952), suivi par l'amusant Black Market Mary (issu de Joe Yank #5, Mars 1952). Déjà, on est épaté par la variété du matériel et la maîtrise qu'affiche Toth.
Dans New Romances #10 et #11 (Mars 1952), l'artiste fait encore merveilles avec le touchant Be Mine Alone ou le métaphorique My Empty Promise.

Dans le drôlissime Bacon and Bullets (Joe Yank #6, Mai 1952), c'est un autre genre de romance (avec une truie nommée Clementine) que Toth s'amuse, avant d'enchaîner avec le superbe Appointment with Love (Today’s Romance #6) et le percutant Terror of the Tank Men (Battlefront #5, Juin 1952), abordant la guerre de Corée.

Shattered Dream ! (My Real Love #5, Juin 1952) précéde l'excellent The Blood Money of Galloping Chad Burgess (The Unseen #5) et The Shoremouth Horror (Out of the Shadows #5), où Toth prouve qu'il est aussi irréprochable dans le registre horrifique.

Show Them How to Die (This is War #5, Juillet 52) renoue avec le brio de Toth dans les récits de guerre, tandis que Murder Mansion et The Phantom Hounds of Castle Eyne (issus de Adventures into Darkness #5, Août 52) démontre son génie de la mise en scène (l'artiste était un grand admirateur du maître du suspense, Alfred Hitchcock).

Plus anecdotique est Peg Powler (une page de The Unseen #6, Septembre 52). Mais par contre, les expérimentations à l'oeuvre sur Five State Police Alarm (Crime Files #5) souligne l'aisance avec laquelle Toth utilisait la technique du duo-tone. I Married in Haste (Intimate Love #19, Septembre) offre une remarquable vision des relations amoureuses, échappant à toute niaiserie.

La science-fiction est à l'honneur dans Fantastic Worlds #5 (Septembre 52) où furent publiés Triumph over Terror et The Invaders, deux grandes réussites, avant Routine Patrol et Too Many Cooks (issus de This is War #6, Octobre 52).

The Phantom Ship est un autre sommet (issu de Out of the Shadows #6 en Octobre), suivi du chef-d'oeuvre Alice in Terrorland (dans Lost Worlds #5).

Toth n'a signé que quatre couvertures pour Standard, et les deux premières pour Joe Yank #8 et Fantastic Worlds #6 précédent la fabuleuse nouvelle The Boy who Saved the World (Novembre 1952), avant un autre récit de guerre (The Egg-Beater, issu de Jet Fighters #5).





La couverture de Lost Worlds #6 (Décembre 52) prépare parfaitement aux deux autres réussites que sont Outlaws of Space après l'intermède en une page de Smart Talk (New Romance #14), qui clôt cette première année et annonce les productions de 1953 comme l'efficace Blinded by Love (Popular Romance #22, Janvier) sur le thème du triangle amoureux.

1953 :

1953 permet à Toth de dessiner, encrer et lettrer un chef-d'oeuvre, The Crushed Gardenia (Who is Next? #5) : la qualité de l'histoire est réhaussée par un traitement graphique extraordinaire de finesse et d'inventivité. Undecided Heart (Intimate Love #21, Février 53) est une délicieuse comédie là où l'angoisse et la tension sont parfaitement traduites en images dans The House That Jackdaw Built et The Twisted Hands (issus de Adventures into Darkness #8).
La couverture de Joe Yank #10 est suivi par de splendides séquences d'aviation dans Seeley’s Saucer (Jet Fighters #7, Mars 53) et le subtil Free My Heart (Popular Romance #23, Avril). Mais encore meilleur est le terrible The Hands of Don José (Adventures into Darkness #9), d'un sadisme absolu, servi par un dessin redoutable de puissance.

No Retreat (This is War #9, Mai 53) s'inscrit dans la veine patriotique classique, mais I Want Him Back (Intimate Love #22) est plus intéressant, tout comme Geronimo Joe (Exciting War #8) qui prouve qu'il n'y a pas de place pour la rivalité entre soldats sur le terrain de guerre.

Toth atteint de nouveaux sommets avec Man of My Heart (New Romances #16, Juin 53), I Fooled My Heart (Popular Romance #24, Juillet, donc la somptueuse version originale en noir et blanc est reproduite dans la section des notes en fin d'ouvrage), Stars in my Eyes et Uncertain Heart (issus de New Romances #17, Août 53). Son vocabulaire visuel enrichit de manière conséquente n'importe quel script.

Durant cette période, Toth montre aussi qu'il a une préférence certaine pour des histoires romantiques, adultes et bien écrites, où il peut peaufiner les expressions, la gestuelle, les compositions, le découpage, tout en expérimentant (voir Heart Divided, issu de Thrilling Romances #22, et I Need You, issu de Popular Romances #25, Septembre 53).

The Corpse That Lived est un récit inspiré de faits authentiques (et terrifiants !), paru dans Out of the Shadows #10. Puis suivent des histoires sensibles, admirablement illustrées, comme Chance for Happiness (Thrilling Romances #23, Octobre 53), My Dream is You ! (New Romances #18), Grip on Life (The Unseen #12, Novembre 53), et Guilty Heart (Popular Romance #26).

Un autre page de Smart Talk conclut l'année 1953 tandis que Ring on Her Finger (Thrilling Romances #24) paraît en Janvier 1954. Frankly Speaking précéde ensuite le glaçant drame historique The Mask of Graffenwehr (Out of the Shadows #11).

Février 53 marque l'incursion de Toth dans le drame romantique sur fond médical avec Heartbreak Moon (Popular Romance #27), le retour au mystère fantastique avec The Hole of Hell (The Unseen #13), l'intermède en une page Long on Love (Popular Romance #27), la romance psychologique Lonesome for Kisses, et deux brefs récits mondains que sont If You’re New in Town et Those Drug Store Romeos (issus de Intimate Love #26).

Ces derniers épisodes sont publiés quelques mois après le départ de Toth qui les envoie depuis sa base militaire au Japon. De fait, le résultat est un peu plus brut, sans pourtant qu'il y ait une baisse notable de la qualité artistique.

1954 :

En Mars 1954, un nouvelle page de Smart Talk (New Romances #20) précéde une série de morceaux de bravoure dans la veine de l'angoisse : dans Out of the Shadows #12, se trouvent The Man Who Was Always on Time (également reproduite en noir et blanc dans la section des notes) et l'envoûtant Images of Sand – derniers travaux qu'il signe avec Mike Peppe, crédité comme co-dessinateur.
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Après ces 62 histoires, d'une diversité remarquable, aux dessins d'une fabuleuse régularité, 28 pages d'annotations, enrichies de réflexions d'Alex Toth (et parfois de Kim Aamodt), nous informent de manière passionnante sur les coulisses de leur réalisation, le contexte dans lequel elles ont été produites, l'ambition de l'artiste, ses règles esthétiques. C'est là encore un document inestimable sur un créateur pour qui chaque projet était un défi, un pari esthétique, une grille de questions à laquelle il lui fallait trouver des solutions sans jamais sacrifier l'efficacité, la lisibilité et la nature du propos.

C'est cela l'enseignement de Toth synthétisé par l'injonction de Shelly Mayer : raconter l'histoire, toujours privilégier l'histoire, et la narrer de la manière la plus simple car le plus simple est toujours le plus efficace, car le plus simple est le meilleur moyen que l'histoire touche tout le monde, soit comprise par tous les lecteurs, touche chacun. 
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Invariablement, Alex Toth ouvrait ses épisodes par une grande case surplombée par un texte résumant le noeud de l'intrigue. Cette première vignette - et la situation qu'elle présentait - était ensuite expliquée par un flashback où les protagonistes étaient introduits, leur relation nouée. Puis, enfin, une conclusion à la fois simple et logique, sur lequel planaît parfois une fatalité (dans les histoires fantastiques notamment), fournissait l'issue du récit.

Visuellement encore, Toth recourait volontiers aux silhouettes noires pour dramatiser les moments-clés et savait alterner des décors, aussi bien extérieurs qu'intérieurs, en les suggérant ou au contraire en les détaillant avec une minutie prodigieuse. La variété des physionomies de ses héros n'avait d'égale que son extraordinaire talent pour représenter n'importe quel endroit (qu'il s'agisse de domiciles bourgeois, de terrains de guerre, de sites exotiques, de lieux sinistres).

60 ans après, il est toujours aussi stupéfiant de lire ces nouvelles, au format variant entre une, trois jusqu'à douze pages maximum, avec des contraintes de découpage strictes (pas de splash-page ni de double-page ici), sans jamais que cela soit ennuyeux, répétitif...  Au contraire, c'est comme si, galvanisé par ces limites, Toth s'employait à en déjouer les pièges et s'était fixé pour mission de respecter ce format tout en l'exploitant au maximum. Une sacrée claque pour tous les dessinateurs qui savent à peine ce que signifie le storytelling, le respect du script, et abusent de cadrages tarabiscotés ou de d'images simulant le cinémascope comme si le 9ème Art ne savait plus que singer le 7ème, comme des storyboards de luxe. 
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Alex Toth était un narrateur à part entière et un maître à la fois érudit et sobre, un sorte de missionnaire pour qui chaque trait était important et chaque page devait apprendre à rendre la prochaine meilleure. Son idéal était de produire des histoires au graphisme parfait, dans une quête perpétuelle - celle de "comment bien raconter une histoire, au-delà de toute autre considération”.

Cette collection exhaustive et exemplairement élaborée vient rappeler comment le talent, l'imagination et la conviction peut élever un genre d'histoires très codifiées en un authentique chef-d'oeuvre formel - la rencontre de l'art et du comic-book.

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