lundi 31 octobre 2011

Critique 277 : BLANKETS - MANTEAU DE NEIGE, de Craig Thompson

La couverture de l'édition française
de Blankets - Manteau de Neige,
parue chez Casterman
dans la collection "Ecritures".
Blankets - Manteau de Neige est un roman graphique autobiographique écrit et dessiné par Craig Thompson, publié en 2003 par Top Shelf Productions.
Ce volumineux ouvrage de 582 pages raconte l'histoire de son auteur en évoquant à la fois son enfance dans le Wisconsin, dans une famille très religieuse, son premier amour, et son entrée dans l'âge adulte.
Craig Thompson a déclaré que son projet s'est développé autour d'une idée simple mais ambitieuse : décrire le sentiment qu'on éprouve lorsqu'on partage pour la première fois l'intimité amoureuse avec quelqu'un.
Son entreprise lui a valu la reconnaissance critique (le magazine "Time" a élu Blankets comme un des cent meilleurs romans graphiques en langue anglaise en 2005) et publique.
Une planche et la couverture de l'édition américaine.

Présentons d'abord les principaux personnages de l'histoire :

- Craig : l'auteur se met lui-même en scène dans ce récit, depuis son enfance jusqu'au début de l'âge adulte, lorsqu'il quitte la maison familiale. Craig se débât avec son éducation religieuse et sa croyance va être mise à l'épreuve en grandissant, quand il découvre l'amour, souffre du poids de la religion dans ses rapports avec sa famille et son entourage. En découvrant que les Saintes Ecritures ont été remaniées lors de leurs différentes transcriptions et traductions, sa foi est ébranlée et tout ce sur quoi reposait son existence est alors remis en question. Lors d'un séjour dans un camp de vacances, il fait une rencontre qui change définitivement sa vie avec une fille prénommée Raina, qui devient son premier amour.

- Phil : c'est le frère cadet de Craig. Comme lui, il aime dessiner et l'évocation de leur enfance occupe l'autre partie principale du récit, jusqu'à ce que, étant devenus adultes, leurs rapports se distendent.

- Raina : c'est le premier amour de Craig. Peu après leur rencontre dans un camp de vacances paroissial, ses parents divorcent et elle traverse cette épreuve avec difficulté. Par ailleurs, elle a un demi-frère et une demi-soeur, tous deux trisomiques, auprès desquelles elle occupe quasiment la place de mère.

- Les parents de Craig : sa mère est une femme dévote et effacée, son père est un homme fruste et autoritaire.

- Les parents de Raina : ce sont deux personnes aimables et aimants, mais l'adoption de leurs deux enfants mogoliens a eu raison de leur couple. Ils sont en instance de divorce, ne communiquant plus que par l'entremise de Raina, mais accueillant avec bienveillance la relation de Raina et Craig. Leur autre fille, Julie, mère d'une petite Sarah, est mariée mais s'est éloignée d'eux.

- Laura et Ben : ce sont les demi-frère et soeur de Raina, tous deux trisomiques. Laura est gentille, joueuse et très sensible ; Ben est taciturne et proche de son père adoptif.

- Julie et Dave : Julie est la soeur aînée de Raina et Dave son époux. Petits bourgeois, entretenant des rapports distants avec les parents de Julie, ils sont parents d'une petite fille, Sarah, dont Raina s'occupe régulièrement avec amour.

Le premier baiser échangé par Craig et Raina.

Craig et Raina enlacés couchés sur le couvre-lit en patchwork.

Blankets compte 9 chapitres dont la narration va et vient entre différentes époques du passé de l'auteur, de son enfance dans le Wisconsin au début de l'âge adulte quand il quitte sa famille en passant par le séjour de deux semaines qu'il passe dans le Michigan après avoir rencontré Raina, une jeune fille de son âge dans un camp de vacances paroissial.

- Chapitre 1 : Dans le cagibi. Craig Thompson commence par évoquer son enfance. Elle est marquée par sa complicité avec son frère cadet, Phil, avec lequel il partage sa chambre à coucher et son lit. Leurs rapports sont complices mais parfois ils chahutent et alors ils subissent la sévèrité de leur père, un homme fruste, qui n'hésite pas à enfermer une nuit durant Phil dans un réduit poussièreux et peuplé d'araignées (le cagibi du titre) pour le punir de s'être amusé trop bruyamment avec Craig.
A la rudesse du climat régional et de leur éducation s'ajoute le poids de la religion : les parents Thompson suivent strictement les préceptes de la Bible, (s')imposant une existence austère, qui vaut à Craig les railleries de ses camarades à l'école.
Enfin, en l'absence de leurs parents, les deux frères Thompson sont gardés par un adolescent grassouillet et boutonneux qui commet des attouchements sexuels sur les deux garçons.

L'auteur démarre donc avec un peinture très sombre de l'univers de son enfance. Ses détracteurs lui reprocheront d'ailleurs d'avoir exagéré la charge mélodramatique, pourtant les situations sont authentiques et leur narration est rapide, employant habilement le hors-champ pour suggérer des passages pénibles comme les abus du baby-sitter.
Malgré la pesanteur de l'ambiance, Thompson ne dresse pas un portrait à charge de ses parents qu'il s'abstient de juger : il laisse au lecteur le soin d'apprécier la situation et leur attitude, contrebalançant le dureté de cette famille avec les scènes de complicité entre les deux frères.
Visuellement, le découpage est classique, sobre : l'artiste évite de charger ses images de symboles ou de composer ses plans et ses pages de manière trop fantaisiste, là encore pour rester dans l'évocation à hauteur d'enfant, dans la retenue.
Le regard sur l'enfant qu'est alors Craig Thompson est aussi altéré par l'éducation religieuse à laquelle il est soumis : la culpabilité est omniprésente, donc il n'est pas question d'incriminer ses parents, et lorsqu'il s'agit de parler du baby-sitter, c'est sans complaisance (il est impossible de ne pas comprendre ses exactions) mais avec une représentation naïve (l'enfant ne comprend pas vraiment ce qui lui arrive, ne mesure pas vraiment la gravité de ce qu'il subit même s'il est sensiblement troublé).

- Chapitre 2 : Dans la fournaise. Plusieurs pages sont consacrés au Wisconsin et au climat de cette région : situé au centre-nord des Etats-Unis, à l'Ouest des Grands Lacs, c'est un endroit où la nature domine, partagé entre les forêts et les pairies. L'été, y règne une canicule qui, chez les Thompson, rend l'intérieur de leur maison étouffante (pour profiter du ventilateur et d'un peu de fraîcheur, les deux frères se crachent dessus pour faire croire à leurs parents qu'ils ont la fièvre). Mais le plus souvent, le paysage est enneigé, la blancheur enveloppe tout (d'où le titre de Blankets), donnant à l'endroit un aspect à la fois virginal et irréel, sauvage, quasi-primitif, au milieur de nulle part.
Le récit effectue un saut dans l'espace et le temps lorsque Craig part dans un camp de vacances organisé par la paroisse : c'est un tournant crucial puisqu'à cette occasion, non seulement il peut s'éloigner de sa famille (même s'il doit subir les moqueries de ses camarades), mais surtout parce qu'il va y rencontrer Raina, une adolescente de son âge, d'une grande beauté, au caractère timide comme lui. Il est évident que le jeune garçon a son premier coup de foudre, en revanche il ne sera jamais précisé si la jeune fille est aussi fortement touchée dès cette première fois : en vérité, les deux se trouvent, ils sont ensemble au bon moment au bon endroit. Il y a une dimension providentielle dans leur rencontre.

Craig Thompson donne un coup d'accélérateur à son récit, après un premier long chapitre. Non seulement, le héros nous est montré plus âgé (d'enfant, il est devenu adolescent), mais à cette progression temporelle il ajoute un déplacement dans l'espace en relatant le séjour dans le camp paroissial. 
Visuellement, le changement n'est pas exceptionnel : les personnages évoluent toujours dans un décor enneigé, isolé, quasiment en vase-clos. Mais la rencontre avec Raina marque un virage essentiel dans le récit. Pourtant, là encore, Thompson fait preuve d'une élégante sobriété : si de son point de vue, cette jeune femme le bouleverse immédiatement, la représentation de leur rencontre n'a rien d'un spectaculaire coup de foudre et rompt avec la tonalité mélodramatique du premier chapitre.
Cette alternance dans les atmosphères, les rythmes, en écho aux allers et retours dans les différentes époques du passé, va devenir la signature de l'oeuvre.

- Chapitre 3 : Le drap blanc. Retour dans le Wisconsin et l'enfance : Phil et Craig partagent un jeu qui consiste à marcher sur un lac gelé près de chez eux sans en briser la surface (ce à quoi ils parviennent rarement).
Entre les deux frères, il y a aussi la passion commune pour le dessin (à la fin du livre, on apprend qu'un ami de la famille leur fournissait des feuilles reliés qui se dépliaient et sur lesquelles ils dessinaient des monstres et autres images baroques, loin des icones religieuses). Cette pratique artistique demeurera un lien entre Phil et Craig, comme on le verra à la fin de l'histoire.
Un appel téléphonique de Raina, passé depuis une cabine au coeur d'une tempête de neige dans le Michigan, apprend à Craig que les parents de la jeune fille ont décidé de divorcer. Il obtient de ses propres parents la permission de passer deux semaines chez elle, après les avoir rassuré sur divers points (de bons résultats scolaires, manger de la viande...).
Raina en accueillant Craig lui offre un couvre-lit en patchwork (ce qui renvoit là aussi au Blankets du titre, mais aussi à la structure morcelée du récit avec des motifs complexes, la couverture se pliant et se dépliant comme l'évocation des souvenirs de l'auteur).
Enfin, Craig fait la connaissance des demi-frère et soeur de Raina, Ben et Laura, tous deux adoptés et trisomiques, dont elle s'occupe plus comme une mère - cette dernière évitant soigneusement de croiser son époux quand il passe à la maison.

Ce troisième épisode se distingue encore des deux précédents par sa succession de séquences, plus courtes qu'auparavant. Le rythme de la lecture s'en trouve effectivement affecté : il s'agit de poser certains éléments rapidement mais qui définissent le personnage de Raina et son environnement. Elle habite dans le Michigan, état voisin du Wisconsin de Craig, situé plus au Nord, bordés par les lacs Supérieur, Huron et Erié, qui vit dans un hiver permanent (constat dressé non sans humour par le père de Raina). Contrairement au Wisconsin de Thompson, le Michigan revêt un aspect cotonneux, duveteux, paradoxalement plus accueillant, mais c'est normal car c'est l'endroit où les amants sont réunis. 
Thompson utilise ici la première allégorie d'un récit qui en connaîtra d'autres avec le couvre-lit en patchwork qu'offre Raina à Craig : cet objet revêt de multiples significations, il s'agit à la fois d'un simple cadeau fait par la jeune fille au garçon qu'elle apprécie ; c'est aussi une couverture donc une étoffe conçue pour se protéger du froid (du Michigan et du Wisconsin) ; le patchwork est un assemblage tissé de plusieurs morceaux de tissus qui peut symboliser ici la famille (celle de Craig mais surtout celle de Raina, qu'on n'a pas encore complètement découverte mais qui est au bord de l'éclatement avec le divorce de ses parents) ; les différents tissus cousus pour un patchwork révèlent des motifs divers et Raina a sélectionné des échantillons richement illustrés que Craig compare à une bande dessinée, qui raconte une histoire en images, dont le sens se dévoile au bout de plusieurs lectures (alors que Blankets se comprend facilement malgré une construction non linéaire)...
Ce couvre-lit en patchwork résume l'ambition graphique de Thompson : plus on tourne les pages de son ouvrage, plus sa richesse visuelle se révèle. C'est un mix étonnant d'images dépouillées, à l'image des décors envahis par la neige, et de vignettes touffues, aux ombres tourmentées, où les planches sont tour à tour très découpées puis parfois sont réduites à une ou deux cases, qui ponctuent l'action, qui soulignent des moments particuliers, accentuent une émotion, une expression, une attitude, une lumière.


Conversation nocturne.
- Chapitre 4 : Statique. Après l'abondance d'informations du volet précédent, le récit se suspend presque tout en établissant un parallèle dans le temps et l'espace. Craig accompagne Raina dehors pour une balade. Ils traversent une forêt puis s'arrête dans une prairie enneigée où ils se laissent tomber à la renverse. La neige tombe et les flocons forment un paysage semblable à un ciel étoilé, suggérant au couple qu'ils flottent dans l'espace. Ces flocons sont chargés d'électricité statique et cette particularité rappelle à Craig un épisode de son passé avec Phil, lorsque, dans leur lit commun, le même phénomène physique se produisait sur et sous leur couvre-lit. Les enfants pensaient qu'il s'agissaient d'elfes, d'une manifestation magique, avant que leurs parents ne leur expliquent la vérité.

Ce passage représente une sorte de test pour le lecteur : soit on adhère à sa poèsie, son sentimentalisme, soit on les rejette et alors inutile d'aller plus loin. Ce serait pourtant dommage car, pour peu qu'on s'y abandonne, c'est à ce moment-là que Blankets acquiert toute sa dimension : la narration y est d'une fluidité fabuleuse, le récit atteint l'universalité d'un conte et dépasse la simple chronique. C'est comme une grande bulle magique où l'histoire s'envole et produit un effet d'une grâce absolue dont la beauté ne se trouve que dans de rares bandes dessinées.
Mais, plus encore, c'est graphiquement dans ce chapitre que Blankets atteint des sommets : la manière dont Thompson parvient à représenter la chute des flocons de neige, à y inclure un motif religieux (comme celui de la croix chrétienne à la toute fin), ou visualiser l'électricité statique donne un aspect quasi-fantastique au récit, frôlant avec l'abstraction. Du grand art.

- Chapitre 5 : Je ne veux pas grandir. Trois nouveaux personnages entrent en scène, toujours lors du séjour de Craig chez Raina : il s'agit de la soeur aînée de cette dernière, Julie, de son mari, Dave, et de leur fille (encore bébé), Sarah. Julie s'est éloignée de sa famille et s'est mariée pour gagner son indépendance, c'est l'opposé de Raina : une bourgeoise, pimbêche, immédiatement insupportable. Le portrait dressé de Dave n'est pas plus flatteur : avec ses sous-entendus pesants sur les rapports qu'entretiennent Craig et Raina, il est déplaisant d'entrée de jeu, et physiquement, ce colosse inexpressif semble figurer l'exact contraire de Craig, grand dadais maigrichon à l'air lunaire. Il n'y a rien à sauver chez eux, si ce n'est leur enfant, Sarah, dont Raina est la baby-sitter, ou plus exactement la mère de substitution tant il est clair que Julie et Dave semblent s'en débarrasser en la lui confiant.
Ensuite, lors de la soirée, Raina propose à Craig de lui montrer des photos de famille. Au coeur de cette séquence, qui dévoile le passé de la jeune fille sans grand discours, une scène-clé se produit lorsqu'elle offre à son compagnon un cliché d'elle, enfant, la seule image où elle apparaît seule.
Par ce biais, Raina se remèmore à la fois d'un instant joyeux, où elle partait s'amuser dans la neige, et constate le délitement de sa famille, avec la séparation de ses parents, la charge qu'a représenté l'adoption de Ben et Laura, la situation de Julie, et le sort de Sarah. L'innocence du nourrisson invite Craig et Raina à discuter de l'engagement - celui de former un couple, d'élever des enfants.
Finalement, Raina demande à Craig de passer la nuit avec elle pour ne pas être seule encore une fois.

Le titre de ce chapitre a un double sens : c'est à la fois le souhait exprimé par Craig quand il refuse que les bons moments passés avec Raina cessent, que les responsabilités de l'âge adulte ne le rattrapent et le brident, devant la félicité qui semble s'emparer de Sarah endormie, et en se représentant le bonheur de Raina quand elle était enfant, immortalisée sur une photo ; mais c'est aussi un voeu qu'il sait impossible, prononcé naïvement, comme pour conjurer le futur et ne pas devenir ce que sont des gens comme Julie et Dave, les parents de Raina qui se déchirent.
Blankets est aussi le récit de ce déchirement entre le souvenir de l'enfance enchantée, même si elle n'est pas exempte de brutalité, de cruauté, et le fait d'être adolescent et de vivre une parenthèse encore plus agrèable mais qu'on sait provisoire. Ne plus vouloir grandir ne précise pas à quand on veut cesser de vieillir, c'est espérer, en sachant pertinemment que c'est vain, que le bonheur qu'on vit présentement se fige, se cristallise. En souhaitant que le temps s'arrête, Craig pense qu'il a atteint un aboutissement (et le fait de partager une nuit avec Raina est effectivement un accomplissement, une perfection) mais sait en même temps que c'est un rêve, et qu'être conscient que ce n'est qu'un rêve ne le rend que plus précieux.
La mise en images de ce chapitre est plus sage : pas de réel "morceau de bravoure" dans cette séquence, pas de vignette vraiment mémorable. Mais la prouesse est ailleurs, plus subtile et efficace en quelque sorte, dans un découpage si fluide, si précis, qu'on tourne les pages sans s'en rendre vraiment compte. A ce stade, on a déjà dépassé la moitié des presque 600 pages du livre, et cela sans effort (à moins, comme je l'ai dit auparavant qu'on n'ait été rapidement allergique au traitement dramaturgique, à la fois flippant et lumineux). Il faut, quoi qu'on en pense au final, une vraie maestria pour imprimer un tel rythme à un ouvrage aussi imposant, sans recourir à une imagerie racoleuse.  
L'arbre des amants perchés.

- Chapitre 6 : Teen spirit. 4 temps : le premier renvoie à l'enfance de Craig et de Phil. Les deux frères se chamaillent une nouvelle fois dans leur lit après que Phil ait fait croire à Craig qu'il lui a pissé dessus. Rapidement, tout dégénère et une bagarre éclate au terme de laquelle Craig tombe parterre et Phil urine vraiment sur son frère. C'est alors que leur mère entre dans la chambre : d'abord stupéfaite par le spectacle de ses enfants, elle les traîne sous la douche. C'est la première fois que les deux garçons doivent se laver en ne prenant pas un bain et l'expérience est vécue comme une sorte de rite de passage, fortement symbolique (il s'agit pour eux de se nettoyer mais aussi de se purifier après un acte dégradant, tout en comprenant qu'ils ont échappé à une terrible punition si c'était leur père qui les avait pris sur le fait).
Le deuxième nous ramène dans la chambre de Raina qui demande à Craig de dessiner sur un des murs de sa chambre (pendant qu'elle tape à la machine des poèmes manuscrits de sa composition). Craig ne sait d'abord pas quoi faire, doublement paralysé par la responsabilité qui lui incombe (ne risque-t-il pas de simplement salir le mur ? De réaliser une image qui déplaîra à Raina ?). Finalement, comme tout artiste, c'est en oubliant ces interrogations, en dépassant ses doutes, et surtout en s'isolant, en puisant dans la solitude du dessinateur à l'oeuvre, qu'il peut produire quelque chose. Le résultat est alors évident et parfaitement exécuté (il se représente avec Raina, perché dans un arbre).
Le troisième indique que la scène dans la chambre est en fait un flash-back récent car Craig a accompagné Raina à une fête donnée par des amis de l'école où étudie la jeune fille. Accaparée par ses camarades, elle néglige son compagnon qui échoue à se lier avec ces étrangers à qui il reproche mentalement de l'empêcher d'être seul avec Raina. 
Le quatrième montre Raina et Craig revenant chez elle, en voiture, à la nuit tombée, après la fête. L'ambiance n'est pas gaie, la jeune fille ayant eu le temps de réfléchir sur la viabilité de leur relation et son bien-fondé, car déjà, bientôt, Craig va repartir chez lui et sans doute leur histoire n'y résistera pas. Les fantômes de la vie conjugale terminée de ses parents et celle médiocre, minable, de sa soeur et son mari, hantent prophétiquement la jeune fille.

Craig Thompson entame la dernière ligne droite de son récit à partir de ce chapitre en quatre actes. Chaque séquence annonce le terme de l'histoire du livre (les bêtises des frangins préfigurant leur éloignement, la solitude dans laquelle doivent se plonger Craig - pour dessiner - et Raina - pour écrire - suggérant un mur entre eux, la fête confirmant cette ligne de séparation, et enfin la réflexion exprimée par Raina sur l'avenir de leur liaison).
L'auteur traduit superbement cette mélancolie qui étreint progressivement les acteurs : c'est l'apprentissage de la fin d'une certaine insouciance, celle où les gamineries sont pathétiques, celle où le fait d'avoir trouvé une muse souligne à quel point l'idéalisation d'une personne la rend plus inaccessible que désirable, celle où on se rend compte que les amis de la fille dont on est épris sont des obstacles à l'intimité qu'on voudrait partager avec elle, celle où le plaisir d'être ensemble se brise en se rappelant que bientôt il faudra se quitter - et qu'il est improbable que la romance survive à la distance et au temps qui passe.
Graphiquement, Thompson traite ces scènes avec rapidité, presqu'en les survolant, ne s'autorisant qu'une fois à reconvoquer une imagerie connotée (quand Craig voit Raina comme une déesse). Ce presqu'empressement signifie que le moment n'est pas encore venue de trop appuyer ses effets pour dramatiser la situation (en l'occurrence, la séparation physique de Craig et Raina) : il prépare le lecteur pour la suite et fin du récit. C'est adroit et comme toujours très raffiné.  

- Chapitre 7 : Comme au ciel. Deux séquences se répondent dans ce chapitre. La première nous renvoie l'enfance de Craig et Phil, un épisode dont la gaieté tranche avec l'aspect plutôt sinistre que nous avions de leur vie de famille jusqu'à présent. Gamins donc, les deux frères, quand ils ne trouvaient pas le sommeil, s'amusaient à imaginer que leur lit était un bâteau pris dans une tempête. La mer était démontée, peuplée de requins énormes prêts à dévore celui qui passerait par dessus bord. Finalement, quand ils avaient échappé à ces dangers, ils se collaient l'un à l'autre, blottis dans la même couverture.
La seconde réunit Craig et Raina qui passent une nouvelle nuit ensemble dans le lit de la jeune fille. Pour ne pas être surpris par un de ses parents, Raina avait convenu avec Craig de le réveiller, grâce à son radio-réveil avant l'arrivée de son père ou sa mère au matin. Mais cette fois-ci, elle oublie (accidentellement ou volontairement ?) de brancher l'appareil. Plus proches que jamais, après d'énièmes confidences au coeur de la nuit, ils franchissent un nouveau cap dans l'intimité, s'embrassant, se caressant, se dévêtissant et s'étreignant...

Cette étreinte à la fois fougeuse et tendre est dessinée d'une manière équivoque par Thompson, si bien qu'on ne sait trop si ses personnages passent vraiment à l'acte, font l'amour (le doute est permis car ils ne sont pas complètement nus - Raina garde sa culotte par exemple). Mais qu'importe, il s'agit d'une véritable nuit d'amour, une extase partagée. L'ambiguïté réelle de la scène est sa raison : comme nous le verrons dès le chapitre suivant, cette étreinte ressemble davantage à un ultime échange, qui passe plus par la chair que par la parole, que comme une nouvelle étape prolongeant la relation des amants. C'est en vérité un adieu et c'est pourquoi ce moment est à la fois une consécration et un achèvement.
L'intimité et le partage sont au coeur de cet épisode puisque dans la partie consacrée à la "tempête", nous assistons également à une sorte d'étreinte, de communion, mais cette fois entre Craig et Phil. Ce souvenir est le premier vraiment joyeux depuis le début de l'histoire dans les évocations de la vie de famille Thompson. Les deux frères y laissent libre cours à leur fantaisie débridée, sans que plane la menace des parents, le poids de l'éducation religieuse : c'est une fantasmagorie où la force de la fratrie a raison de tout - du réel, du danger, du temps, de l'espace. La fait que la séquence se déroule dans un lit n'est pas seulement un écho de l'autre "scène de lit" avec Raina et Craig, c'est avec son décor délirant, produit de l'imagination, un hommage évident au Little Nemo in Slumberland de Winsor McCay, dans lequel le héros (lui-même enfant, d'un âge similaire à celui des frères Thompson) vivait en rêvant des aventures extravagantes et dont la chute était invariable (il se réveillait en sursaut, en tombant du meuble, mais la suite de ses voyages endormis reprenait exactement au moment où ils s'étaient interrompus à l'épisode suivant).
Le trait vif, avec des coups de pinceaux vifs, parfois secs, fait merveille pour décrire aussi bien le mouvement de la traversée maritime houleuse que pour représenter l'enlacement des amants, avec d'un côté des lignages anguleux, agressifs, et de l'autre des courbes qui semblent figurer d'autres vagues mais plus paisibles, un roulis grisant et sensuel.    
La tempête.
- Chapitre 8 : La caverne engloutie. La narration reprend un défilement dense et nerveux dans une succession de scènes rapides et brêves. D'abord, les parents Thompson offrent à chacun de leurs fils leur propre chambre. Ce cadeau, d'abord bien accueilli par les deux frères, en les séparant physiquement, leur fait finalement comprendre à quel point ils ont besoin d'être proches, et rapidement, Phil, à l'invitation de Craig, rejoint le grand lit de son aîné. Pourtant, plus tard, nous verrons que le fait d'avoir chacun leur quartier redéfinira leur relation.
Ensuite, un peu plus âgés, les deux frères se rappellent un étrange épisode de leur enfance lorsqu'ils avaient découvert une grotte durant l'hiver. Avec la fonte des neiges, la grotte s'est réduite en un terrier étroit puis a complètement disparu, comme engloutie par la terre.
Après cela, c'est l'heure de la séparation pour Raina et Craig : la séquence est traîtée comme un échange de prisonniers, chacun d'un des parents (le père de Raina, la mère de Craig) s'étant donné rendez-vous à mi-chemin entre le Michigan et le Wisconsin. Sous les regards scrutateurs de leurs géniteurs, les deux jeunes gens se disent adieu (sans encore savoir qu'ils ne se reverront jamais) de manière à la fois gauche et tendre, en s'enlaçant pudiquement. Puis Raina repart la première dans la voiture de (et avec) son père.
De retour chez lui (après avoir entendu sa mère durant le trajet lui avoir dit que, doutant qu'ils n'étaient qu'amis, lui et Raina, elle aurait dû lui refuser ce séjour de deux semaines dans le Michigan), quelque chose a définitivement changé pour Craig, étranger dans sa propre maison. Il retrouve son frère s'amusant dans sa chambre avec un jeu vidéo violent : on comprend qu'entre lui et Phil, la complicité de l'enfance a depuis longtemps passé. Du moins jusqu'à ce que Craig voit les dessins de son cadet : leur passion commune reste le dernier vrai lien entre eux, et l'aîné fait promettre à l'autre de ne jamais cesser de la pratiquer.
Mais, donc, quelque chose, au début indéfinissable, a mué chez Craig après ses deux semaines loin de chez lui : en évoquant le fameux mythe de la grotte chez Platon, il comprend (et nous avec lui) ce qu'il ressent désormais. Cela prend la forme de questionnements intimes : comment apprécier justement ce qu'il vient de vivre avec Raina, la qualité de leurs sentiments, de leur relation, et mesurer leur impact maintenant qu'il est revenu à sa base ? Toute cette parenthèse n'a-t-elle pas été qu'un rêve, une sublime illusion, mais une illusion quand même ?
Cette interrogation va poursuivre son cours, plus profondément et largement, car Craig comprend que ce qu'il a vécu dans le Michigan bouleverse toute son existence désormais. Son rapport à la foi est progressivement mais irréversiblement remis en compte : à son tour, elle lui apparaît comme une illusion pire un mensonge et il ne croit plus. Non plus en Dieu, non plus en une certaine spiritualité, mais dans les préceptes religieux dans lequels on l'a élevé et tels qu'on lui a enseigné au catéchisme.

La séparation, le retour chez soi, sur soi et la remise en question sont donc au coeur de ce chapitre particulièrement dense. Des pans entiers de la vie de Craig se renversent à mesure qu'il éprouve en quoi le séjour chez Raina l'a affecté. Il ne s'agit pas seulement d'évoquer la séparation des amants, en vérité Thompson la traite rapidement, sans effusion, avec sobriété et élégance. Il est davantage question de la façon dont Craig, en revenant chez lui, ne reconnaît plus rien : désormais, les contraintes religieuses l'insupportent (quand bien même il ne l'exprime pas ouvertement), le constat est fait que sa complicité avec Phil (si forte durant l'enfance) n'est qu'un souvenir. 
Ironiquement, c'est au moment où il comprend qu'il a perdu la foi, ou plus exactement où il ne croit plus à l'enseignement des Evangiles tel qu'il l'a reçu, que Craig a une révèlation, plus existentielle que mystique, mais aussi radicale, décisive : ce n'est plus sa vie, ce n'est plus sa croyance, et il choisit de rompre avec elles, sans bruit mais déterminé.
Suivant la méthode appliquée depuis le début du récit, Thompson revient, quand il communique beaucoup d'informations au lecteur, à un découpage plus sobre car il ne s'agit pas d'entraver le déroulement de l'histoire avec des effets visuels qui compromettraient le rythme de la lecture ou l'intelligibilité de ses propos. Et le résultat est parfait : on saisit précisèment, sans effort ni surprise, la métamorphose du héros en ressentant comme lui à quel point le retour dans le Wisconsin ressemble à un retour à la fois familier et où le protagoniste est déphasé.      
L'amour.
- Chapitre 9 : Notes de bas de page. Nous voilà arrivé au terme de l'aventure : comme l'indique le titre du chapitre, ce qui va être relaté apparaît comme un appendice, confirmant certains points antérieurs, dévoilant la suite d'autres évènements, concluant des pistes.
Dans l'épisode précédent, Craig a mis fin à ses rapports avec Raina, avec laquelle il ne communiquait plus que par téléphone. Leurs échanges se réduisaient à une conversation de plus en plus banale, sur le temps qu'il faisait chez eux, la dégradation de la situation familiale de Raina, le poids des responsabilités sur la jeune fille - et par là même l'impuissance de Craig à l'aider à cause de leur éloignement (mais aussi parce qu'il n'y pouvait objectivement rien) - quand ce n'étaient pas des silences embarrassés qui dominaient. Le jeune homme décide in fine de passer un dernier coup de fil à son amie pour lui dire "au revoir" : il ne va nulle part (comme leur relation désormais) mais il est devenu évident pour tous les deux qu'ils ne se reverront pas, qu'il n'y a pas d'avenir pour eux ensemble (comme l'avait prophétisé Raina au retour de la fête chez ses amis dans le Michigan). Dans ce cas, il faut conclure plutôt que se leurrer avec des projets chimériques et parce que chacun a son lot de problèmes à régler - et à régler seul.
En rompant, résigné et sans fracas, Craig a franchi une nouvelle étape dans son émancipation. Il quitte aussi l'adolescence pour entrer dans l'âge adulte et sa famille pour poursuivre des études en ville (où la simple visite à la bibliothèque ressemble à la découverte d'un magasin de friandises gratuites). En s'éloignant, il abandonne, sans regrets ni doutes, le milieu ultra-puritain dans lequel il a toujours baigné et dont les thuriféraires lui décrivent les études aux Beaux-Arts comme une promesse de déchéance (les artistes étant condamnés à être des débauchés, et même pire, des homosexuels...).
Craig ne revient plus auprès de ses parents et de son frère qu'en des occasions spéciales : pour fêter l'obtention de diplômes, pour le mariage de Phil (avec une géologue dont les connaissances contredisent évidemment les thèses créationnistes). Pourtant, il refuse de décevoir (ou de briser le coeur) de sa mère en lui avouant qu'il a renoncé à devenir missionnaire, ou en parlant de son abandon des Saintes Ecritures depuis qu'il a découvert que les transcriptions et les traductions en avaient altéré le contenu (et donc faussé le message).
Que reste-t-il alors du Wisconsin natal, des souvenirs bons (l'amitié d'un frère, l'amour chaste de Raina) ou moins bons (la sévérité de l'éducation, les persécutions de l'enfance, la bondieuserie des enseignants) ? Retrouver dans un carton rangé dans le cagibi, autrefois si terrifiant, le couvre-lit en patchwork, un passage de la Bible laissant à la fois place au doute et invitant à l'amour, et le fait de laisser ses traces de pas, même éphémèrement, dans la neige...

Le final de Blankets pouvait être une déception, avec un chapitre dispensable, au contenu et au traitement sans saveur. C'est tout le contraire : Thompson ne termine pas vraiment son récit, il préfère nous montrer la redéfinition de son double après les expériences qu'il a traversées et les leçons qu'il en a tirées, la manière dont tout cela (les personnes, les faits) l'ont affecté et transformé. Et certainement rendu plus heureux, enfin heureux.
Miraculeusement, si j'ose dire, cette conclusion à la fois romanesque (comme un film de François Truffaut) et intimiste (comme tout récit autobiographique sincère, honnête) n'a rien d'un rajout superflu, mais est à la fois ouvert et intelligemment terminal. Blankets brasse en fin de compte beaucoup de choses - de thèmes, de situations, de symboles, de métaphores - tout en laissant un sentiment à la fois de rapidité (on ne s'ennuie jamais à le lire, le tempo est varié) et d'entièreté (il n'y a rien à ajouter, tout est dit et bien dit, tout est compréhensible).
Visuellement, ce voyage dans l'espace et le temps d'un jeune homme, qui n'a finalement qu'une vingtaine d'années au terme du livre (Thompson est né en 1975), est aussi prodigieux, mélangeant le goût de la belle image, un certain sens du baroque, et au milieu d'ombres terribles, la subsistance d'une grande luminosité.    

Du crayonné à la version encrée.

Raina.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Merci pour cette interessante lecture, j'ai été très touchée par ce livre aussi.