mercredi 12 octobre 2011

Critique 273 : THE LEAGUE OF EXTRAORDINARY GENTLEMEN - CENTURY 2 : 1969, d'Alan Moore et Kevin O'Neill

The League of Extraordinary Gentlemen - Century : 1969 est le deuxième tome du Volume III de la série crée et écrite par Alan Moore et dessinée par Kevin O'Neill, co-publiée par Top Shelf et Knockabout Comics en 2011. L'histoire fait suite à Century : 1910.
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Paint it black est la suite de What keeps mankind alive : l'action se situe en 1969, presque 60 ans après le précédent tome, et 11 ans après les évènements relatés dans le Black Dossier.
Mina Harker, Allan Quatermain et Orlando reviennent en Angleterre pour enquêter sur le meurtre de la pop-star Basil Thomas selon un mode opératoire évoquant le culte d'Oliver Haddo.
Mais nos héros ont bien changé depuis leur précédente aventure : Mina éprouve le poids de l'immortalité tandis qu'Allan et Orlando deviennent amants. Leurs investigations leur font comprendre que l'esprit d'Haddo passe de corps en corps et après avoir possédé Kosmo Gallion, il s'apprête à passer dans celui de Terner, le partenaire de Basil Thomas au sein du groupe de rock The Purple Orchestra.
Les trois héros rencontrent l'étrange Andrew Norton qui les met en garde de manière cryptique en leur rappelant le projet d'Haddo qui est d'engendrer l'Antéchrist, le Moonchild. Il les prévient aussi qu'ils se reverront en 2009 mais qu'alors il sera trop tard.
Pendant ce temps, Jack Carter est engagé par Vince Dakin pour enquêter lui aussi sur la mort de Basil Thomas. Carter remonte à son tour jusqu'à Kosmo Gallion qu'il a pour mission d'exécuter.
Terner, remplaçant Basil Thomas à la tête du Purple Orchestra, donne un concert à Hyde Park (où est érigée une statue à la gloire de Mr Hyde, mort à la fin du Volume II des aventures de la Ligue). Mina comprend alors que la source de la menace, l'esprit d'Haddo dans le corps de Gallion, se trouve dans la boutique de ce dernier et y envoie Orlando et Allan. Assistant au concert après avoir avalé une pilule de drogue, Mina est victime d'hallucinations et affronte Haddo dans le plan astral. Haddo échoue à posséder Terner et se réincarne dans le corps de Tom Riddler tandis que Mina, délirante, est embarquée dans une ambulance.
8 ans plus tard, en 1977, Allan et Orlando sont toujours sans nouvelles de Mina et se séparent dans une salle où se produit un groupe de punk-music. Allan est devenu un misérable junkie, Orlando une femme qui s'apprête à s'engager dans l'armée car elle redevient un homme...
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La suite de ce 3ème Volume confirme le virage de plus en plus complexe et déjantée de la série, et par là même souligne la volonté d'Alan Moore d'achever son oeuvre (après laquelle il aurait décidé de se retirer des comics pour se consacrer à la magie) dans un véritable feu d'artifices. 
La narration atteint de fait une densité rare et exige du lecteur un investissement, à la fois pour suivre les méandres de l'intrigue (qui opère des haltes à des époques fort éloignées les unes des autres) et l'évolution de ses héros (immortels et fatigués de l'être). Une fois qu'on est immergé pourtant, on retrouve assez vite ses repères avec l'affaire du Moonchild, cet Antéchrist dont Oliver Haddo veut célèbrer l'avènement.
Ce qui désarçonne davantage et demande de s'accrocher un peu, c'est le décor : après l'époque victorienne des premier et deuxième Volumes et le début du XXème siècle du troisième, l'enquête de la Ligue (réduite à un trio désormais) se déroule dans le Londres de 1969, en pleine vague hippie et de liberté sexuelle.
Moore s'amuse avec les clichés de l'époque et du genre narratif, maniant des stéréotypes romanesques (comme les quartiers généraux secrets, les sectes satanistes, les meurtres rituels, les échappées psychédéliques sur le plan astral). Le combat final se clot sur un cliffhanger particulièrement surprenant où le sort des héros est complètement bouleversé, et l'épilogue en 1977 laisse le lecteur encore plus déboussolé qu'au terme du Volume II après que les martiens aient quasiment tué toute l'équipe originelle.

Au fil des pages, Moore produit une quantité d'allusions à l'époque et au lieu de l'action, quitte à ce qu'elles ne soient pas toutes perceptibles par le lecteur : la manoeuvre semble être faite non pas pour nous égarer mais pour nous inviter à rechercher qui est qui, d'où provient tel élément et s'il a vraiment de l'importance, c'est très ludique si on accepte de s'y abandonner.
Par exemple, Moore et O'Neill sont tous les deux nés en 1953, ils avaient donc 16 ans en 1969, ils en ont 58 aujourd'hui et le récit abonde en personnages réels ou non liés à cette année et à Londres (comme Jerry Cornelius, l'une des incarnations du Champion Éternel de Michael Moorcock ; les Rutles, une version des Beatles ; Mick Jagger comme modèle de Terner, le nom du héros du film Performance de Donald Camell ; Jack Carter joué par Michael Caine dans Get Carter de Mike Hodges ; Kosmo Gallion apparu dans la série Chapeau melon et bottes de cuir ; Vince Dakin le héros de Villain de Michael Tuchner avec Richard Burton ; ou Tom Riddler sorti des pages de Harry Potter). Mais Moore a aussi précisé qu'entre lui et Kevin O'Neill existait un jeu auquel a activement participé le dessinateur en ajoutant des clins d'oeil dont le scénariste n'avait pas connaissance (par exemple une photo souvenir de Moore de Steve Moore et Derek Strokes redessinée par O'Neill).
En vérité, la liberté des moeurs évoquée dans cet album reflète la liberté narrative de Moore et O'Neill dans leur entreprise et Century : 1969  le résume plus que jamais. En ouverture de cet opus, un encart prévient que les éditeurs vous feront rentrer dans le rang, référence explicite au fait que pour ce tome, Moore et O'Neill ont changé de crémerie à cause de problème de censure chez leur précédent partenaire (et plus largement, en ce qui concerne Moore, son émancipation vis-à-vis des majors avec lesquelles il s'est défintivement brouillé).

Cette radicalité frondeuse et amusée se traduit encore plus franchement dans le graphisme de Kevin O'Neill où les personnages ont abandonné tout réalisme pour atteindre la puissance de la caricature d'un Daumier sous acide, avec une galerie de trognes irrésistibles, des décors grossiers mais très suggestifs, des ambiances tranchées. La représentation de la sexualité est elle aussi devenue plus agressive et insolente : dès le début, un homme fait une fellation à un autre, plus tard Mina couche avec une autre femme avant de se faire quasiment violer en public par Tom Riddler lors du concert à Hyde Park alors qu'elle est en plein trip.
Le dessin d'O'Neill n'est pas beau, il ne flatte pas l'oeil, mais il est puissant, acéré, riche en images mémorables. C'est un dessin difficile et provocante mais jamais gratuit car il est là pour traduire un texte qui bouscule les conventions du récit et le confort du lecteur.

L'ouvrage (peu épais malgré sa densité, 80 pages) se conclut comme le précédent par une nouvelle de 6 pages agrémentées de quatre petites illustrations. Le récit n'a appartemment toujours aucun lien évident avec la bande dessinée, mais peut-être le prochain tome fera la synthèse entre cette explication de l'origine du Galley-wag (son évasion en 1896, sa rencontre avec le monstre de Frankenstein et les créatures du docteur Copelius à Toyland), le voyage sur la lune de Mina et du Galley-wag en 1964 et leur découverte de sélénites.

Est-ce facile à lire ? Non, ce n'est pas un livre qui se donne mais qui se gagne, mais en même temps, comme souvent avec Moore, le gain offre des sentiments profonds et divertissants à la fois, c'est drôle et cru, fou et inventif. On en sort à la fois vidé et jubilant, avec l'envie intacte de connaître la suite (et fin).

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