dimanche 28 novembre 2010

Critiques 185 : LUCKY LUKE, TOMES 33 & 44 - LE PIED-TENDRE & LA GUERISON DES DALTON, de René Goscinny et Morris

La sortie récente du dernier tome de Lucky Luke (Contre Pinkerton) par Pennac, Benacquista et Achdé a été l'occasion d'une couverture promotionnelle d'envergure à la télé, à la radio et dans la presse, grâce au renom littéraire de ses scénaristes. C'est ainsi qu'en lisant une interview dans "Paris Match", j'ai appris quels étaient les albums préférés (et donc les références) de Pennac - La guérison des Dalton - et Benacquista - Le Pied-Tendre. Bien que les ayant souvent lus, je m'y suis replongé avec plaisir et j'en profite pour les critiquer.
Analysons d'abord le favori de Tonino Benacquista :

Le Pied-Tendre est le 33e album (le n°2 édité chez Dargaud) de la série, dessiné par Morris et écrit par Goscinny, sorti en 1968.
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Comme dans d'autres albums, Lucky Luke n'est pas ici l'adversaire mais l'acolyte de ce nouveau personnage qu'il va aider à lutter contre les brimades de cow-boys hostiles : en effet, ledît "pied-tendre" est l'héritier d'un fermier en provenance d'Angleterre.
C'est le prétexte tout trouvé pour traiter de l'ostracisme dont étaient victimes les immigrés dans un pays où il fallait prouver sa valeur pour être accepté par la communauté - communauté pourtant elle-même formée d'immigrés de la génération précédente.
Le contraste entre les manières rudes des cowboys et celles plus raffinées, voire précieuses, de Waldo Badmington (et de son fidèle valet Jasper - figure récurrente du tandem maître-serviteur chez Goscinny) fournit quantité de scènes savoureuses pour illustrer l'initiation du nouveau venu mais aussi la bravoure avec laquelle il fait face à ce bizutage en règle.
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Goscinny est particulièrement en verve dans cet opus où son talent de dialoguiste est étincelant, mais aussi où son sens du rythme est infaillible : le livre se dévore avec un plaisir inoxydable, à chaque fois on rit et on vibre pour Waldo dont le flegme est irrésistible.
Comme dans Le Grand Duc, le scénario fonctionne sur le principe du mélange des contraires : comment un étranger s'acclimate à un pays qui ne veut pas de lui, comment deux langages, deux attitudes s'affrontent. Il y a du Molière chez Goscinny qui, sous le couvert de la comédie, épingle les travers de chacun tout en faisant preuve d'un grand humanisme.
C'est d'ailleurs l'empreinte la plus notable de Goscinny sur la série : avoir su rester lucide sur la cruauté, la sauvagerie même du far-west, tout en nous faisant rire avec les éléments de son folklore et des personnages fortement caractérisés. Il a donné ce supplément d'âme à ce qui avant lui n'était qu'une aimable bande dessinée d'aventures et après lui une comédie westernienne inégale.
La fin de l'album est assez troublante : Badmington est devenu un vrai cowboy mais a renoncé à ses racines britanniques et surtout perd son valet. Il ne s'est pas seulement intégré, il s'est assimilé, mais en perdant toute sa singularité culturelle européenne. Lucky Luke est-il si heureux de ce dénouement et de cette conversion ? En tout cas, rarement le "poor lonesome cowboy" se sera-t-il éclipsé en laissant au lecteur un tel sentiment de mélancolie...
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Morris est également au sommet de son art : comme Benacquista, j'ai longtemps voué un vrai culte à cet album que je considérai avec Chasseur de Primes et La Diligence comme le plus réussi graphiquement.
Pour moi, lorsqu'un artiste parvient à vous faire tourner les pages avec l'envie de savoir ce qui va se passer dans les suivantes, sans qu'on regarde le numéro de ladîte page ou combien il en reste d'ici à la fin de l'album, alors il atteint son but en imprimant un tempo, une fluidité, une efficacité consommés.
Morris est maître dans l'art de la gestuelle et de l'expressivité : l'attitude qu'il donne à ses personnages en dit parfois plus long que la situation décrite et résume ses émotions au plus près. Malgré son impassibilité, Badmington est un des personnages les plus "parlants" de sa galerie, une figure vraiment inoubliable.
Relisez, étudiez Morris : il y a toujours quelque chose à apprendre ce maître !
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Benacquista a bon goût : Le Pied-Tendre a une "sacrée allure", comme il l'a dit. C'est un classique incontournable de la série, un des titres inépuisables de l'époque Dargaud.


Lucky Luke : La Guérison des Dalton est le 44ème album (le 13ème édité chez Dargaud) de la série, écrit par Goscinny et dessiné par Morris, sorti en 1975.
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Le professeur autrichien Otto Von Himbeergeist est convaincu que la psychanalyse peut guérir les criminels et obtient l'accès à un pénitencier où sont les Dalton, les specimens parfaits pour son expérience. Mais peut-on vraiment purger le mal de tels bandits sans risquer d'être contaminé ? Lucky Luke en doute et va devoir faire face à deux adversaires : la fratrie Dalton qui feint d'être guérie et le thérapeute viennois qui en profite pour déstabiliser le cowboy en le perçant à jour...
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Bien avant ce tome, dans Les Dalton se rachètent (dont le titre est suffisamment éloquent) et dans Les collines noires, couvaient les thèmes explorés dans cet opus : est-il possible de faire de criminels des gens honnêtes (autrement dit, les méchants ne sont-ils pas que des gentils dévoyés) ? Et la théorie résiste-t-elle à la dure réalité ?
La psychanalyse a aujourd'hui pénétré la bande dessinée en commentant ses textes et dessins, parfois de manière troublante, parfois plus abusive, et certains professionnels ont même signé des comics (comme Serge Tisseron avec ses Bulles de divan). Mais à l'époque où Goscinny s'empare du sujet pour l'appliquer à Lucky Luke, ce n'était pas si fréquent, et comme un fait exprès, c'est dans un hebdomadaire considéré comme le favori des intellectuels de gauche, Le Nouvel Observateur, que sera d'ailleurs pré-publié cette histoire, ajoutant à sa singularité - et lui donnant sans doute à tort un aspect atypique supplémentaire.
Néanmoins, c'est un épisode particulier, à l'humour moins franc, moins farcesque, que beaucoup d'autres : parodie de western, tantôt subtile, tantôt burlesque, mélange de comédie de situations et de portraits revisités de la légende du western, Lucky Luke ne s'est jamais caché derrière des sous-textes. Jusqu'à cette Guérison... qui est un volet plus désenchanté, amer et trouble/troublé/troublant du genre : en effet, il est évident que Goscinny aborde la psychanalyse avec circonspection, voire sarcasme, mais que cette cheville scénaristique lui permet de souligner, sans ambages, que l'Ouest des cowboys et des outlaws était un pays de sauvages, faussement civilisé. Pire que c'était un espace et un temps où la violence était en soi un moyen de survivre, qu'on l'emploie pour faire régner l'ordre ou semer le chaos.
A travers Himbeergeist, ce que Goscinny dit, c'est que tous les américains de ce far-west folklorique ne vivait que par les armes et ce qu'elles défaisaient de la civilisation : les Dalton confient que leur père leur a appris à être des bandits, qu'un de leur oncle a fini lynché (une sorte d'accomplissement puisque toute la famille a assisté à l'exécution comme à une remise de prix), et que leurs méfaits est le véritable ciment de leur fratrie puisqu'ils les commettent ensemble.
De même Lucky Luke est déstabilisé par le thérapeute viennois qui l'interroge de manière dérangeante sur son goût de la solitude (le cowboy ne serait-il pas au fond seul parce qu'incapable de vivre en société ?) et des armes à feu (le fameux substitut phallique, mais aussi le moyen primaire de règler les problèmes, qui le différencie peu des malfrats qu'il arrête). Rantanplan lui-même s'épanche sur sa filiation et Jolly Jumper observe tout ça avec un air dubitatif, plus inquiet qu'ironique...
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Réalisé deux ans avant la mort de Goscinny (et un épisode relationnel complexe avec lui, au sujet d'un contrat d'édition sur lequel ils ne s'étaient pas concertés), Morris ignorait qu'il illustrait le dernier scénario de son partenaire mettant en scène les Dalton. On peut cependant imaginer sa surprise devant ce récit atypique où l'action et l'humour étaient traîtés de manière plus allusive qu'à l'accoutumée.
Sans la mécanique des gags et de l'aventure classique, l'artiste n'est pourtant pas dépourvu et La Guérison... lui permet de déployer son génie en matière d'expressivité et de gestuelle. Il donne à Himbeergeist les traits du comédien allemand Emil Jaennings, ajoutant une gueule mémorable à une galerie déjà bien fournie. Mais surtout il souligne l'évolution des sentiments agitant les héros de l'histoire en montrant comment, par exemple, l'hystérie de Joe s'efface pour mieux abuser Lucky Luke, comment le même Lucky Luke est pris à son tour de colère parce qu'il ne comprend pas qu'on relâche (même pour les besoins d'une expérience médicale) les Dalton ou qu'il est ébranlé par les interprétations du psy sur sa sociabilité et sa violence... Bref, Morris sert à merveille le propos du script sans jamais chercher à en rajouter ou à le détourner vers l'action, l spectacle : il tire au contraire parti de l'aspect assez statique du récit, où le dialogue domine.
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Il n'est pas étonnant que cet épisode plaise tant à Daniel Pennac, créateur de personnages loufoques pris dans des situations décalées (lire la saga des Malaussène) : c'est sans doute le Lucky Luke le plus étrange et déroutant du prolifique run de Goscinny.

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