vendredi 23 juillet 2010

Critique 154 : KICK-ASS, de Mark Millar et John Romita Jr


Kick-Ass est une mini-série en huit épisodes créée par Mark Millar au scénario et John Romita Jr aux dessins, publiée par Marvel Comics sous le label ("adulte") Icon. Ce premier volume devrait être suivi de deux autres (le premier épisode du Livre II est annoncé pour Août 2010).
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Il s'agit de l'histoire de Dave Lizewski, un adolescent vivant seul avec son père (sa mère est morte à la suite d'une rupture d'anèvrisme deux ans auparavant) et traînant avec sa bande d'amis qui partage sa passion pour les comics. Il est amoureux de sa camarade de classe Katie Deauxma (sans que cela soit réciproque).
Sa fascination pour les super-héros l'incite à en devenir un et il se procure deux matraques et un costume avec lesquels il commence à patrouiller en ville la nuit, lorsque son père travaille. Prenant à parti trois jeunes noirs, il est passé à tabac et poignardé avant d'être renversé par une voiture.
Hospitalisé pendant six mois, Dave se remet lentement de ses blessures. Rétabli, il apprend que son agression lui vaut de passer pour gay et il choisit de ne pas démentir la rumeur pour pouvoir se rapprocher de Katie.
Rapidement, il décide de redevenir justicier masqué et intervient contre une bande de porto-ricains tabassant à mort un homme en pleine rue. La bataille est rude mais, filmée par des passants et diffusée sur YouTube, va rapidement transformer ce personnage baptisé Kick-Ass en phénomène de société.
Acceptant la mission que lui confie une internaute sur sa page MySpace, Dave aborde un type louche qui harcèle son ex-fiancée. Mais à nouveau rudoyé, il ne doit son salut qu'à une fillette masquée, Hit-Girl, qui massacre ses assaillants avant de rejoindre son acolyte, Big Daddy. Ces deux-là sont en guerre contre le chef mafieux John Genovese.
Après cette rencontre, Dave croise un admirateur, Red Mist, avec lequel il va faire équipe. Hit-Girl, de son côté, convainc son père, Big Daddy, d'enrôler Kick-Ass pour leur prêter main-forte. Cette alliance va précipiter ces super-héros du réel dans un bain de sang dont aucun d'entre eux ne sortira indemne - et pour cause, un traître s'est glissé dans la partie...
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En s'attaquant aux RLSH (Real Life Super Heroes), ces sympathiques zozos qui jouent aux redresseurs de torts en Amérique, avec des déguisements et des pseudonymes souvent grotesques, Mark Millar frappe un grand coup et signe une oeuvre originale qui a tout pour horripiler ses détracteurs mais ravir ses fans - une habitude chez cet auteur à la fois amoureux des super-héros mais qui n'aime rien tant que les brutaliser.
Il est toujours délicat d'estimer l'ambition d'un scénariste quand il entreprend de déboulonner les codes du genre qui, par ailleurs, ont fait sa gloire. Chez Millar, la tâche est d'autant plus hardue qu'il s'emploie à vendre chacun de ses projets originaux à grand renfort de formules publicitaires tonitruantes, que beaucoup (trop) commentent d'avantage que le produit une fois fini. De là vient la réputation de Millar d'être plus un vantard bruyant se contentant d'effets de manche qu'un auteur s'appliquant à livrer des bandes dessinées abouties.
C'est vrai, il existe deux Mark Millar :
- d'une part, il y a le scénariste d'Authority, de la ligne "Ultimate" (Ultimates, U X-Men et U Fantastic Four) ou des FF classiques (dont la parution en vf vient de s'achever), le crossover Civil War, Old man Logan ;
- et de l'autre, il y a celui d'histoires exubérantes et provocatrices comme Wanted, ce Kick-Ass et bientôt Nemesis.
Le premier s'amuse avec les jouets de grosses firmes en développant des récits inégaux mais efficaces, où l'action domine tout en restant contenue (car les héros ne peuvent pas mourir dans cet univers-là). Le second anime des personnages dont les fantasmes se confrontent à une réalité dérangeante, devenant des criminels d'envergure ou des héros d'occasion.
Entre ces deux Millar, il y a celui, inattendu car étonnament sentimental, de la mini-série 1985, empruntant à la fois la mythologie de Marvel tout en l'observant d'une manière réaliste, et finalement son jeune héros, Toby Goodman, représente une sorte de passerelle entre la vraie vie et la fiction délirante.
Avec Dave Lizewski, Millar a imaginé un cousin de Toby Goodman avec lequel il partage la fascination des super-héros, la présence dans le "vrai" monde, mais qui comme le Wesley Gibson de Wanted va se perdre et se trouver en même temps en traversant le miroir (Gibson en devenant le successeur de son père, le plus grand des tueurs, Dave en devenant un super-héros).
Le credo du personnage est résumé dans ce dialogue du premier chapitre : "Why do people want to be Paris Hilton and nobody wants to be Spider-Man ?". La réflexion de Millar sur l'héroïsme, la célébrité, prend alors la forme du récit d'apprentissage, mais dans la douleur : son Kick-Ass passe de fait plus de temps à se faire "botter le cul" qu'à corriger les vilains qu'il croise, et lorsqu'il rencontre ses "homologues", il est également dépassé, avec d'un côté le duo Hit-Girl-Big Daddy qui n'hésite pas à tuer pour faire régner l'ordre et de l'autre Red Mist qui joue les héros avec cynisme.
L'histoire est ambitieuse et, soyons honnête, l'est parfois trop : la médiatisation de Kick-Ass, le rôle d'Internet, ou même l'influence du héros sur la communauté de geeks déguisés qu'il va inspirer, ne sont pas assez fouillés, et en les traitant sous l'angle de la pure comédie, Millar en atténue la force alors qu'il tenait là des pistes passionnantes à explorer. Mais peut-être, ayant conçu la série comme une trilogie, s'y penchera-t-il dans les Livres suivants (le prochain devrait, entre autres, examiner le retour à la vie normale de Hit-Girl).... Néanmoins on est un peu frustré sur ce plan.
En revanche, la frontalité avec laquelle Millar traite de la violence dans laquelle est entraîné Kick-Ass, et ce dès ses premiers pas, a le mérite de retirer tout romantisme au concept : soumis aux conditions du réel, on saisit tout à fait (si cela n'était déjà fait...) que la "carrière" de super-héros n'aurait rien d'un chemin de roses. Dave n'affronte pas de super-vilains mais des petites frappes et des gangsters sans pitié pour lesquels il n'est au mieux qu'un moustique à écraser, au pire qu'un hurluberlu qui fête encore Halloween. Rarement aura-t-on éprouvé à ce point la condition de corps en souffrance, en proie à tous les tourments, tous les supplices, qu'est celle d'un justicier : Millar insiste sur le mélange de masochisme, d'entêtement et même de stupidité qui motive pareil individu engagé dans une mission aussi énorme que ses moyens sont dérisoires.
A travers le couple Hit-Girl-Big Daddy, Millar décrit aussi cette Amérique obsédé par le sécuritarisme, le port d'armes (et la facilité effrayante avec laquelle on y a accès), tout en donnant au personnage du père une motivation désespérée.
L'astuce grâce à laquelle Big Daddy finance ses activités semble renvoyer le personnage à un double adulte de Kick-Ass : celle d'un vieil adolescent qui a cessé de faire la part des choses et entraîné sa fille dans un délire total. Gare cependant à ne pas confondre le discours du personnage avec la pensée de Millar : ce serait un raccourci aussi paresseux que douteux, tous les auteurs ayant créé des détraqués n'épousent pas leur vision du monde...
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La réunion de Mark Millar et John Romita Jr après leur run épique sur Wolverine (la saga Ennemi d'Etat) était l'autre attraction de l'entreprise et le résultat est décapant.
Romita Jr n'est peut-être pas le dessinateur le plus indiqué et le plus évident pour illustrer une histoire avec un héros adolescent. Il est vrai qu'il affiche quelques maladresses concernant les proportions et qu'on a le sentiment qu'il est parfois à l'étroit dans les scènes d'action. Son trait puissant et affranchi de tout réalisme est plus efficace dans des récits extraordinaires, aux scènes spectaculaires.
Mais il s'agit aussi de l'artiste emblématique de Spider-Man et celui-là excelle à représenter la ville, ses rues, ses toits, son ambiance. Ce qu'il perd en explosivité, il le récupère dans le sens du découpage à la fois simple et percutant : on sent vraiment l'impact des coups, l'âpreté des combats, la brutalité, et cela est parfaitement raccord avec le propos.
On pense parfois à Kirby quand on lit Romita Jr sur des projets "cosmiques" comme Eternals (avec Neil Gaiman). Mais il a su digérer des influences comme celles de Frank Miller ou Bruce Timm, où la somme des cases et des planches a plus d'importance que le soin particulier apporté à chaque vignette.
L'encrage un peu gras du vétéran Tom Palmer est celui qui convient le mieux à JR Jr aujourd'hui, dont le trait est devenu plus sommaire au profit d'un découpage plus direct. Et Dave Stewart a su, cette fois, ne pas en rajouter au niveau des couleurs, usant d'une palette peu nuancée et dont les effets n'empiètent pas sur l'encrage justement (comparez avec ce qu'il fait sur du Romita Jr encré par Klaus Janson, la différence est étonnante).
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Kick-Ass n'est pas la bd du siècle. Face à d'autres projets du même acabit, d'une ambition semblable, la farce sanglante de Millar et Romita Jr ressemble davantage à un jeu de massacre orchestré par deux sales gosses, brisant des icônes (comme Spider-Man). Mais c'est un divertissement rondement mené, durant la lecture duquel on ne s'ennuie jamais, qui vous bouscule et fait rire, devant lequel on hausse les sourcils à cause de son "hénaurmité" assumée. L'avenir dira quel impact réel ce comic-book peut avoir sur le genre qu'il violente. C'est la force et la limite de ce type de manifeste : il ouvre des portes, mais c'est aux lecteurs et à d'autres auteurs de choisir s'ils acceptent de franchir le seuil. En attendant que l'Histoire donne à Kick-Ass sa vraie place, c'est un tour dans le grand Huit garanti - et la source de discussions passionnées entre pro et anti !

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