dimanche 24 janvier 2010

Critiques 126 : FABLES 5-8, de Bill Willingham et Mark Buckingham

Fables : The Mean Seasons rassemble les épisodes 22 et 28 à 33 de la série créée et écrite par Bill Willingham et dessinés par Tony Atkins et Mark Buckingham, publiés en 2004 et 2005 par DC Comics dans la collection Vertigo. On peut y lire une histoire où Cendrillon tient le premier rôle, deux autres relatant les exploits de Bigby durant la Seconde Guerre Mondiale, puis les conséquences de la tentative de conquête de Fabletown par "l'Adversaire" - mais aussi la naissance des enfants pour le moins surprenants de Snow White et Bigby !
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- Cinderella Libertine (# 22) dévoile la double vie apparemment frivole menée par Cinderella (Cendrillon) et ses relations professionnelles avec Bigby Wolf (le grand méchant loup).- War Stories (# 28-29) revient sur les aventures de Bigby durant la guerre de 39-45 où, au sein de la Résistance, il est amené à combattre les nazis - en particulier un savant fou, inspiré par le Dr Frankenstein.- The Mean Seasons (# 30-33) se déroule après que Snow White (Blanche Neige) ait donné naissance à sept enfants dont la nature hybride va l'obliger à s'installer à la Ferme. Mais Bigby y est indésirable et choisit de s'exiler, après avoir - en vain - essayé de convaincre sa bien-aimée de le suivre. Les mois s'écoulent et Snow White rencontre son "beau-père" (guère proche de son fils), Mr North (le Vent du Nord). L'un de ses enfants, bien différent des autres, Snow White l'envoie à la recherche de Bigby.
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The Mean Seasons comporte en tout sept chapitres, dont seuls ceux qui sont rattachés au titre de ce volume font directement suite aux évènements de La Marche des Soldats de Bois. Mais les autres épisodes font indéniablement parties des réussites de cette production dont le caractère atypique est toujours aussi divertissant.
Le récit avec Cendrillon n'a qu'une relation indirecte avec l'intrigue principale (on ne sait d'ailleurs pas trop quand il se situe dans la chronologie de la série : je dirai plutôt avant La Marche des soldats de bois). Bien que publiées après The Mean Seasons, Cinderella Libertine et War Stories ouvrent pourtant le livre comme si l'éditeur nous les servaient comme des amuse-bouches avant l'histoire principale. Bien que que l'aventure avec Cendrillon soit légère et avec un dénouement prévisible, elle n'en demeure pas moins distrayante : transformer ce personnage en espionne lui donne un relief inattendu (qui sera réutilisé plus tard), et permet en outre de mettre en scène Ichabod Crane (nom familier à ceux qui ont vu Sleepy Hollow, de Tim Burton - même si là, il n'a pas les traits de Johnny Depp...).
Plus conséquent et réussi est le récit de guerre en deux parties avec Bigby : le personnage gagne en profondeur, en épaisseur, en apparaissant dans cette mission militaire dans les années 40. Sans en dire trop, le titre figurant au sommaire, Frankenstein versus the Wolf Man, indique là aussi une rencontre avec une figure littéraire célèbre - et explique pourquoi la tête du monstre se trouve désormais dans le bureau de l'adjointe au maire, dans une cage voilée.
L'atout-maître de ces "apéritifs" est leur dessinateur : Tony Atkins, dans un style plus dépouillé que Buckingham, fait merveille. D'inspiration "cartoony" mais évoquant aussi le Paul Smith de Leave it to Chance, et magistralement encré par un des meilleurs à ce poste (Jimmy Palmiotti), son travail contribue pour beaucoup au plaisir de la lecture.
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Pour le story-arc de The Mean Seasons proprement dit, Willingham emploie une astuce intéressante en ne montrant que quelques jours dans la vie des "Fables" au cours des quatre saisons de l'année suivant l'accouchement de Blanche-Neige. Ce déroulement du temps souligne l'essentiel de ce que traversent les principaux personnages de la série et donne une tonalité tranquille et nostalgique, bienvenue après les heures tumultueuses du précédent tome.
Le talent de Willingham est d'abord sa formidable inventivité : chaque protagoniste évolue, a un secret, et il l'exploite avec soin et subtilité, tirant le maximum de ce qu'il a mis en place en un minimum de pages. C'est un modèle de concision et de densité.
Il suffit de voir comment il traite l'affaire des meurtres mystérieux et comment nous ne devinons l'identité du tueur qu'à la toute fin pour saluer le brio de l'auteur.
Mais c'est aussi un nouveau visage de Fabletown que dessine cette histoire : en effet, le Prince Charmant accède au fauteuil de Maire et la Belle et la Bête remplacent Snow White et Bigby en qualité d'adjointe au maire et shériff - ce trio entre un séducteur invétéré, sous-estimant les responsabilités de son nouveau rôle, et un couple, qui était au bord de la rupture au début de la série, suggère déjà un jeu sentimental évident.
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Comme d'habitude, on ne pourra que louer la beauté et la fluidité des planches de Mark Buckingham, notamment lorsqu'il doit restituer le passage des saisons ou traduire les émotions en reproduisant magnifiquement les expressions.
C'est du grand art et la paire Willingham-Buckingham est vraiment une des meilleures équipes artistiques des comics actuels.
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La suite de cette fantastique fantaisie prouvera que l'exigence de ses auteurs n'est pas prise en faute, mais qu'au contraire elle entraîne le lecteur vers de nouvelles cîmes...


Fables : Homelands rassemble les épisodes 34 à 41 de la série créée et écrite par Bill Willingham, et illustrés par David Hahn, Mark Buckingham et Lan Medina, publiés en 2005 par DC Comics dans la collection Vertigo.
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- Jack Be Nimble (# 34-35) est une suite de dix séquences au cours de laquelle on retrouve Jack Horner, qui s'établit à Hollywood et y produit un film. C'est le début du spin-off de Fables, la série intitulée Jack of Fables.
- Homelands (# 36-38 et 40-41) relate le périple de Boy Blue dans les Royaumes où il est parti, sans prévenir les "Fables", pour découvrir qui est "l'Adversaire" et le tuer, mais aussi récupérer Red Riding Hood (le Châperon Rouge).- Meanwhile (# 39) s'arrête brièvement sur ce qui se passe dans Fabletown durant l'absence de Boy Blue, avec l'arrivée en ville de Mowgli, invité par le Prince Charmant pour une mission spéciale.
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Dans ce livre, l'identité du fameux "Adversaire", responsable de l'exil des créatures des contes et légendes hors de leurs royaumes, nous est enfin révèlée. Il est intéressant de savoir que le grand méchant prévu à l'origine par Bill Willingham n'est pas celui que nouus découvrons ici : en effet, l'auteur voulait faire de Peter Pan le vilain ! Mais le personnage n'étant pas dans le domaine public en Europe, c'est sur un autre personnage que s'est porté son choix - une idée finalement meilleure selon lui (le lutin de Neverland n'a pas joué que des tours à Fables puisque Filles Perdues d'Alan Moore a bien failli ne jamais être lu en chez nous, pour la même raison...). Quoiqu'il en soit, Willingham a su transformer cette difficulté en atout car son "Adversaire" est aussi surprenant que bien conçu : conquérant diaboliquement intelligent et ambitieux, il a pris le contrôle des royaumes en écrasant ses ennemis tout en prétendant sauver les vies de ses sujets et rester dans l'ombre, avec une puissante alliée.
Mais avec ce nouveau tome, la série emprunte aussi une voie plus politique, qui peut dérouter, voire décevoir - en tout cas, elle me semble dispensable. L'histoire possède un évident parallèle avec la véritable histoire de notre monde. La Diaspora des "Fables" évoque celle des Juifs au XXème siècle et colore d'une nuance plus sombre cette production. Cette comparaison est audacieuse mais moins subtilement amenée qu'on pouvait l'espérer de la part d'un auteur à la plume aussi aiguisée : ça ne suffit pas à gâcher le plaisir de la lecture, mais ça n'ajoute rien non plus aux qualités déjà présentes de cette oeuvre.
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Les dessins de Mark Buckingham complètent toujours aussi bien, par contre, le récit. J'aime particulièrement les élégantes bordures dont il orne ses planches, comme celles où l'on voit l'oiseau en cage, et qui sont discrètement éloquentes. Les nombreuses scènes d'action prouvent également que l'artiste est aussi à l'aise dans ce registre que dans les moments plus intimistes.
Ce volume compte également deux autres histoires distinctes : d'abord, une avec Jack Horner à Hollywood où Willingham délivre une savoureuse parodie de la mecque du 7ème art, un peu cliché certes mais piquante, et agrémentée par les illustrations épurées de David Hahn. Ce récit souligne la thèse de l'auteur selon laquelle un personnnage, quels que soient ses efforts, ne peut échapper à sa vraie nature.
Ensuite, au milieu du périple de Boy Blue, on a droit à un bref interlude où Mowgli rencontre le Prince Charmant pour une mission qui sera relaté dans un prochain tome. C'est l'occasion pour Lan Medina, le premier artiste de la série, de revenir signer quelques planches : un petit plaisir qui ne se refuse pas.
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Bref, la série ne déçoit toujours pas (ou si peu). De quoi combler le fan de la première heure et conquérir des profanes.

Fables : Arabian Nights (and Days) rassemble les épisodes 42 à 47 de la série et écrite par Bill Willingham et illustrés par Mark Buckingham et Jim Fern, publiés en 2005-2006 par DC Comics dans la collection Vertigo.
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- Arabian Nights (and Days) (# 42-45) raconte comment une délégation des "Fables" arabes, conduite par Sinbad, arrive à Fabletown pour négocier une alliance contre "l'Adversaire".- The Ballad of Rodney and June (# 46-47) est la relation d'une romance apparemment maudite, celle de deux membres des forces de "l'Adversaire".
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Boy Blue de retour des Royaumes, les "Fables" possèdent désormais de précieuses informations sur "l'Adversaire" et ses troupes. Dans ce contexte, le Prince Charmant, nouveau maire de Fabletown, a, par l'entremise du héros du Livre de la Jungle, Mowgli, convié ses homologues des mythes arabes pour discuter de la meilleure manière de lutter contre leur ennemi commun. C'est pour Bill Willingham un moyen d'explorer le problème du langage et des divergences culturelles entre les habitants occidentaux de Fabletown et orientaux des contes et légendes arabes : c'est la partie la plus réussie de l'entreprise, donnant lieu à de nombreses scènes humoristiques, avec des dialogues merveilleusement troussés. C'est aussi le prétexte pour poursuivre la thématique politique entamée dans Homelands : la méfiance que suscite le conseiller de Sinbad, qui a emporté dans ses bagages un génie surpuissant, est là pour évoquer la polémique des fameuses "armes de destruction massive", à l'origine du conflit entre l'Irak et la coalition menée par les Etats-Unis à l'époque de la publication de cette saga. Willingham greffe, plutôt lourdement, à son récit une charge contre cette guerre fabriquée de toute pièce : la manoeuvre est maladroite, pour ne pas dire grossière. Mieux vaut n'en retenir que la façon, plus malicieuse, dont nos héros déjouent les plans de Yusuf (encore une fois, après avoir neutralisé Baba Yaga dans March of the wooden soldiers, Frau Tottenkinder sera d'un précieux secours - et d'une rare férocité !)...
Intéressant aussi est le retour en force du personnage de King Cole, l'ancien maire de Fabletown, à peine traité jusqu'à présent : Willingham en fait un interprète aussi bonhomme qu'efficace, et à travers lui nous dit que la sagesse passe par l'ancienneté, l'expérience, et même une roublardise certaine. En tout cas, il s'avère un partenaire essentiel à son successeur, toujours aussi dépassé dans son rôle de dirigeant. Il est aussi remarquable de voir comment le scénariste créé des "subplots", des intrigues secondaires vouées à être développées ultérieurement, comme celui qui forme le triangle amoureux entre le Prince Charmant, la Belle et la Bête ; ou le bannissement à la Ferme de Boy Blue ; ou enfin comment le Châperon Rouge commence à s'intégrer dans la communauté des "Fables" en s'appuyant sur le meilleur ami de Blue, Flycatcher.
Le livre se termine par une histoire en deux chapitres à l'intérêt moindre mais pas sans qualité : on y fait la connaissance de deux créatures que "l'Adversaire" rend humains pour qu'ils puissent s'aimer... En échange de quoi ils seront ses espions à Fabletown. C'est doux-amer, romantique et cruel. Mais les dessins désincarnés de Jim Fern peuvent rebuter.
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En revanche, Mark Buckingham affiche toujours la grande forme, son travail gagnant même encore en qualité avec l'encrage d'Andrew Pepoy qui remplace Steve Leialoha dans les derniers épisodes de l'histoire principale. L'artiste est encore une fois remarquablement à l'aise au moment de représenter les visiteurs arabes et dessine un génie à la fois inquiétant et fascinant avec une belle maestria.
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Fables: Arabian Nights (and Days) est un nouveau succès (malgré la réserve émise sur la métaphore politique) et donne indéniablement envie de continuer l'aventure. Laquelle va arriver à son cinquantième épisode au prochain volume !


Fables : Wolves rassemble les épisodes 48 à 51, plus une carte des territoires des Fables et le script intégral du 50ème épisode, écrits par Bill Willingham et illustrés par Mark Buckingham et Shawn McManus, publiés en 2006 par DC Comics dans la collection Vertigo.
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- Wolves (# 48-49) relate les recherches de Mowgli pour retrouver Bigby et lui délivrer un message provenant de Fabletown.
- Happily Ever After (# 50) marque le grand retour de Bigby et sa mission consistant à rencontrer "l'Adversaire" pour le dissuader d'attaquer à nouveau Fabletown. Puis ce sont les retrouvailles tant attendues avec Snow White et enfin leur mariage.
- Big and Small (# 51) dévoile une nouvelle mission menée par Cinderella au Royaume des Nuages où elle devra soigner un géant malade pour qu'il signe une alliance avec les "Fables".
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Ce huitième tome est l'occasion pour Bill Willingham de narrer plusieurs missions et de conclure des "subplots" entamés depuis quelque temps : à l'évidence, un cycle s'achève pour la série. Tout d'abord, nous suivons la traque de Bigby par Vincent Jagatbehari, alias Mowgli, sur ordre du Prince Charmant - en échange de quoi il lui a promis de libérer Bagheera, incarcéré depuis l'insurrection d'Animal Farm. Le grand méchant loup débusqué, il lui soumet le marché conçu par le nouveau maire de Fabletown : il s'agit de mener des représailles en territoire ennemi, jusqu'à un face-à-face avec "l'Adversaire". Ayant accompli ce travail avec l'efficacité dont il est coutumier, Bigby peut enfin retrouver Snow White et leurs enfants - le sort du septième rejeton est résolu par la même occasion. Ce couple atypique mais irrésistible va s'installer dans la vallée autrefois occupée par les géants, en marge à la fois de la Ferme et de Fabletown.
Enfin Cendrillon résout avec habileté un problème diplomatique avec les royaumes des nuages, en jouant les infirmières.
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Mark Buckingham, Steve Leialoha et Andrew Pepoy nous livrent une nouvelle fois de formidables planches. Le voyage de Mowgli au pays des loups est riche en images magnifiques : le découpage des pages en quatre cases permet aux artistes de dessiner les paysages danns toute leur beauté sauvage, et le style évoque de manière indiscutable celui de Jack Kirby - Mowgli ressemblant comme un jumeau brun à Kamandi.
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La mission proprement dîte de Bigby contre "l'Adversaire" est ingénieuse et spectaculaire : elle prouve que les "Fables" exilées sont déterminés à organiser une résistance efficace pour ne plus subir de nouvelle tentative d'invasion. En revanche, il est toujours déplorable que Willingham nous assène ses opinions discutables et encombrantes sur la position d'Israël auquel la communauté des "Fables" est comparée. Cet aspect belliciste aura pollué la série sans finesse : c'est sans doute ce qui sépare le génie narratif d'un Alan Moore, capable de rédiger une uchronie métaphorique autrement plus puissante et intelligente (avec V pour Vendetta), et un conteur malin mais sommaire comme Bill Willingham. Cette faute de goût est atténuée par l'épilogue sentimental et attendu de la romance entre Bigby et Snow White : parents de sept enfants, ils officialisent leur union longtemps contrariée tout en choisissant de garder leurs distances avec leurs semblables. En les rassemblant puis en les tenant quand même à l'écart, Willingham leur conserve une aura unique.
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Le chapitre final avec Cendrillon clôt ce volume sur un ton plus léger. Les dessins de Shawn McManus sont en deçà de ceux de Buckingham mais sympathiques tout de même.
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Toutefois, le livre aurait sans doute gagné à ne pas compter ce 51ème épisode, d'autant que l'éditeur a eu la bonne idée de reproduire le script intégral du numéro : un bonus (trop) rare et très appréciable pour juger l'écriture de l'auteur. On peut évaluer à quel point le scénariste "pèse" sur la conception du comic-book et quelle est la marge de manoeuvre de Mark Buckingham. C'est un document finalement très fourni et qui démontre que l'expérience de graphiste de Willingham lui sert encore à élaborer la mise en page et le découpage.
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Une page se tourne avec ce tome (l'aventure continue toujours et a dépassé les 90 numéros) - mais déjà, avec ces huit volumes, vous aurez de quoi bien voyager !

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