jeudi 9 juillet 2009

Critique 70 : CITE DE VERRE, de Paul Auster, Paul Karasik et David Mazzucchelli


Cité de Verre est un roman graphique, l'adaptation en un seul volume de l'histoire du même nom écrite par Paul Auster en 1987. Ce récit fait à l'origine partie de la "Trilogie new-yorkaise", une suite de trois textes que l'on peut lire indépendamment mais qui sont aussi complémentaires et forme un ensemble complet.
En 1994, David Mazzucchelli, alors depuis longtemps éloigné des comics traditionnels qui firent sa renommée (Daredevil : Renaissance et Batman : Year One) et Paul Karasik entreprennent d'en réaliser une adaptation en bande dessinée. Pour superviser ce projet en dehors des sentiers battus, cette équipe artistique a pu compter sur le soutien et la participation de l'auteur de Maus, Art Spiegelman.
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Daniel Quinn est un écrivain qui a connu un certain succès dans le passé. Mais après la mort de sa femme et de son fils, il s’est retiré du milieu littéraire pour se consacrer à la rédaction de romans policiers sous un nom d’emprunt.
Il est réveillé au milieu de la nuit par un coup de téléphone : son correspondant veut entrer en contact avec un détective du nom de... Paul Auster. Quinn lui signale son erreur et raccroche.
Mais la situation se répète et finalement Quinn décide de se faire passer pour Auster et de rencontrer celui qui veut le rencontrer. Son client est un homme étrange du nom de Peter Stillman : son histoire est aussi insolite qu'à la limite de l’incohérence puisqu'il raconte que son père, un extrémiste religieux, va bientôt sortir de prison et projette de la tuer, après l'avoir longuement torturé dans son enfance.
Bien que sceptique, Quinn se résout cependant à jouer son rôle jusqu’au bout et entame son enquête. Elle va l'entraîner dans un New York labyrinthique, le conduire jusqu'à la clochardisation comme une révèlation de lui-même et l'apprentissage d’un nouveau langage devant résoudre l'incompréhension, l'incommunicabilité des individus dans la société moderne - en rencontrant, au passage, un auteur célèbre…

L'idée même d'adapter Cité de Verre en bande dessinée suscite la perplexité. Pourquoi transposer dans un autre média, aux cadres si différents, une histoire si étrange que seule la forme romanesque semblait pouvoir développer correctement ? L'écriture de Paul Auster présente une telle capacité d'évocation en même temps que ses récits gardent un mystère et une force intacts et durables, que la mettre en images n'avait rien d'évident. Où serait la plus-value dans cette entreprise ?
Oui, l'idée était curieuse, et même déplacée pour les puristes : quelle justification valable autorisait de transformer un grand roman en roman graphique ? Le texte original était par ailleurs déjà bref (moins de 150 pages) et avec une remarquable concision Auster avait imaginé une fascinante méditation sur ls thèmes de l'identité, du réel et de la fiction, enchâssée dans une intrigue policière, une authentique "detective story". Tout cela n'allait-il pas perdre de sa singulière personnalité une fois passé au filtre de la bande dessinée ?
Hé bien, non ! Mieux même, le charme, l'envoûtement restent aussi saisissants.
Daniel Quinn fut un poète à la carrière prometteuse : sa reconversion en auteur de séries noires est moins décrite comme une déchéance artistique que comme la conséquence de la tragédie qui brisa son existence. Pour rompre avec ce douloureux passé, durant lequel il perdit femme et enfant, mais aussi pour rompre avec lui-même, il a changé de registre et adopté un pseudonyme. Il est devenu un autre pour survivre.
C'est encore en étant pris pour un autre que sa vie bascule lorsqu'il reçoit cet appel téléphonique. Ce n'est pas lui que son correspondant voulait joindre mais un détective, donc quelqu'un qui fait métier de retrouver des gens, et cet enquêteur se nomme... Paul Auster !
En acceptant, comme un jeu, de se prendre pour un personnage semblable à ceux de ses romans mais aussi en endossant une identité qui n'est pas la sienne, Quinn abuse son client mais dans un but louable : l'aider à retrouver celui qui l'a maltraité et voudrait le supprimer. Quinn quitte du même coup son rôle de conteur d'histoire pour devenir l'acteur de l'histoire d'un autre, "son" client, une victime comme lui - fils d'un père violent et illuminé secouru par un veuf.
En suivant les pas de Paul Stillman, Quinn va rencontrer un écrivain qui n'est autre que l'auteur de l'histoire que nous lisons : Paul Auster lui-même. Pourtant, cet Auster-là n'est pas le détective pour lequel on l'a pris et dont il joue le rôle. La construction de Cité de Verre devient dès lors évidente : c'est celle des poupées russes, chacune en contenant une autre, plus petite, jusqu'à la version la plus miniaturisée de la première.
La perdition de Quinn/Auster dans les rues de New York jusqu'à ce qu'il sombre dans la dépression et la folie ressemble à la miniaturisation d'un individu, réduction physique autant que mentale d'un homme dans une ville, une intrigue, ses dédales, identique à celles des poupées russes. Le "héros" de cette histoire s'est égaré dans une quête insensée, ou dont le sens lui a échappé, et en acceptant ce voyage sans retour, on s'interroge sur sa conscience des évènements.
A-t-il volontairement lâché prise parce que sa vie n'avait déjà plus de sens après les malheurs qu'il avait subis (et ceux que lui relata son client) ? Ou bien a-t-il sombré dans les profondeurs de la cité, de la vie, de la raison, impuissant, incapable d'affronter ce qu'il découvrait, de résoudre l'énigme de cette affaire, de subsister jusqu'à son dénouement ?
En se mettant lui-même en scène, Auster pousse ces interrogations plus loin : ce détective qui porte son nom et dont Quinn accepte de prendre l'identité, est-ce une métaphore du travail même de l'écrivain ? Un romancier serait donc lui aussi une sorte d'enquêteur dont le but serait de trouver des personnes/personnages, de reconstituer des faits, de constituer des histoires, comme on monte un dossier, comme on rédige un rapport.
Mais Auster-personnage de cette histoire, cela signifie sans doute davantage : le récit serait alors celui de la rencontre entre le créateur et ses créatures, entre l'auteur et ses personnages. Un traitement à la Pirandello, que ses oeuvres ultérieures ont confirmées. Une distanciation s'opère alors entre le lecteur et l'histoire et il est moins question de croire à ce qui est raconté qu'à concevoir le tout comme une réflexion détachée sur les mécanismes de l'écriture : on entre alors dans une sorte de "méta-littérature" où les "états" (pour reprendre l'expression de Nathalie Sarraute), les émotions, la relation de la pensée priment sur les artifices de la fiction. Cette écriture est plus abstraite mais pas moins passionnante, en tout cas elle provoque un trouble qui élève ce livre à un niveau supérieur.
En s'inspirant des constructions narratives du vrai roman à énigmes, du polar, il existe une dimension ludique, purement et simplement divertissante, dans ce récit qu'il ne faut pas enfermer dans un exercice intellectuel prétentieux. Cité de Verre peut aussi se "consommer" comme une histoire distrayante, mais en l'appréhendant avec le sens de l'absurde : c'est moins la résolution de l'énigme que le périple vécu par le héros qui compte ici. Tout comme dans les sublimes séries noires de David Goodis où la marque du destin, le jeu des constructions spiraliques, le fatum des personnages importaient plus que l'intrigue elle-même.
La fiction n'est ici qu'un prétexte pour jouer avec ses codes et nous entraîner sur des chemins de traverse : c'est difficile à suivre, tortueux, sans queue ni tête... Mais ce non-sens, cette complexité, procurent un plaisir inattendu, comparable aux digressions de la discussion. On y apprend des choses -sur le langage, son origine, sa diversité, l'identité, l'éducation, les lubies, les phobies... - au passage, au gré d'une flânerie fantasmagorique, et une fois le livre refermé, même si on se sent d'abord un peu perdu, on se découvre ensuite enrichi de tous ces éléments lus ça et là. C'est, en quelque sorte, parce qu'elle est difficile que cette BD est aussi intéressante : elle ne se donne pas facilement, elle se conquiert. Ce livre ne se livre pas aisèment mais invite à y revenir en espérant en percer son mystère. L'ouvrage fait pesque plus appel aux sens qu'au bon sens, à la logique.
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Comme l'a expliqué Art Spiegelman, cette adaptation nous éclaire de façon déterminante sur la spécificité du média-bande dessinée : l'auteur de Maus avait initialement demandé à Auster d'écrire le script du comic-book, mais le romancier déclina l'offre et préféra laisser son oeuvre être transformée par d'autres. C'est ainsi que Spiegelman, impressionné par Batman : Year One de Frank Miller et David Mazzucchelli, suggèra à ce dernier de se pencher sur Cité de Verre.
L'artiste collabora ensuite avec Paul Karasik, chacun échangeant ses idées avec l'autre et les retravaillant pour les améliorer. Cet échange acheva de faire muter le style de Mazzucchelli, qui abandonna son style classique réaliste (dans la représentation des personnages, conservant par contre toute sa méticulosité dans la figuration des décors) et s'investit dans des innovations extraordinaires sur le découpage, les dimensions des vignettes, la mise en pages, les ellipses... Frôlant l'abstraction pour mieux suggérer certains passages.
Ainsi, le roman graphique s'est affranchi du roman, devenant une nouvelle oeuvre à part entière.
Le résultat n'est donc pas un simple supplèment au roman mais bel et bien une oeuvre d'art légitime. La puissance de la prose d'Auster est intacte, mais Karasik et Mazzucchelli ne se sont pas contentés de simplement illustrer ses mots : ils ont utilisé le texte comme une partie d'un ensemble plus complexe.
Des producteurs de cinéma ont tenté à plusieurs reprises d'adapter Cité de Verre, sans succès, mais en vérité il semble improbable qu'un réalisateur ait à la fois le courage et l'imagination pour concevoir un film aussi enventif visuellement que cette bande dessinée.
Les artistes ont été plus loin que de montrer des personnages dans les situations du récit : ils ont mêlé symbôles, cartes et diagrammes et séquences d'action/exposition pures. Les pages sont disposés comme autant de boîtes qui deviennent des chambres, des fenêtres, la grille d'un plan de rue ou les barreaux d'une cellule : le cadrage lui-même devient un dessin qui décrypte l'histoire.
Plusieurs motifs - comme un dessin d'enfant, les lignes sur un carnet de notes - réapparaissent et acquièrent encore plus de force en étant répétés : c'est une démonstration éblouissante des effets que propose le 9ème Art.
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Le récit d'Auster se lisait déjà comme un jeu littéraire (j'insiste sur cet aspect ludique car, en plus de pouvoir séduire de futurs lecteurs, il s'affiche comme une intention réelle de l'auteur), disposant des questions sur la fragilité de l'identité et le pouvoir de la fiction.
Cette configuration a survécu dans le comic-book en étant même enrichie : par exemple, quand Daniel Quinn rend visite à Paul Auster, il découvre que le voisin de l'écrivain s'appelle Menard - une référence probable au personnage du roman de Jorge Luis Borges, Pierre Menard - puis Auster et Quinn discutent de l'essai qu'Auster rédige actuellement - une enquête sur le véritable auteur de Don Quichotte.
Il y a des scènes qui fonctionnent, oserai-je dire, mieux dans la bande dessinée que dans le roman, comme l'intervention occasionnelle d'un narrateur qui n'est ni Quinn ni Auster, et qui trouve tout son sens, toute son efficacité dans le cadre du comic-book.
Dans le roman, l'apparition d'Auster lui-même est clairement une astuce narrative. Dans la BD, le même passage procure un effet encore meilleur car il souligne mieux la réflexion sur la fiction en faisant du romancier un personnage visuellement représenté - mieux encore : il figure avec son fils Daniel et sa femme, Siri Hustvedt (également romancière). Il est tout à fait savoureux de voir ainsi l'auteur, à la fois calme, presque suffisant, devant Quinn qui lui raconte son incroyable histoire, et quand même interloqué, surpris d'être dans les pages de ce comic-book.
Si vous n'avez pas lu Cité de Verre, sans doute serez-vous confronté à un étrange dilemme : quelle version dois-je lire en premier, du roman originel ou de son adaptation en BD ? Vous pourrez de toute façon lire les deux sans crainte : le roman est excellent (et ne vous en contentez pas : poursuivez avec les deux autres récits de La Trilogie New-Yorkaise... Et le reste de l'oeuvre d'Auster) et le comic épatant. Les deux ouvrages sont de merveilleuses lectures, de qualité égale, dont on n'épuise pas les richesses d'un seul coup. Et tous les compliments que suscitera l'un, l'autre les méritera aussi. 

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