jeudi 2 avril 2009

Critique 8 : LA GUERRE D'ALAN, d'Emmanuel Guibert


Ce premier volet narre essentiellement la vie militaire d'Alan Ingram Cope sur le sol natal. Mais ce n'est pas un "planqué" : il considère même la guerre comme une aventure à vivre. Le récit est donc éloigné du spectacle, et seules quelques scènes pimentent cette chronique (un trou qui se trouve être mal creusé et dans lequel il doit se glisser au passage d'un tank, un arbre qui tombe sur son char en le frôlant...).
Le reste est une retranscription minutieuse et souvent malicieuse, en tout cas d'une justesse modeste, des petits riens de l'existence d'un soldat attendant d'être envoyé en zone de guerre : des rencontres, des amitiés, des personnes croisées et perdues de vue, la découverte de la musique classique...

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Ce qui symbolise ce premier livre est ce qui fera la marque de la série : son humanisme, son intimisme. Emmanuel Guibert surprend, voire déroute, le lecteur en refusant les poncifs pour dresser d'abord le portrait d'un jeune homme - et ainsi celui de sa génération. L'écriture est d'un limpidité magnifique, on ne s'ennuie jamais, les personnages sont tous attachants.
Cette vérité, on la doit à la manière dont a été conçu ce projet, avec l'enregistrement de conversations entre l'auteur et son sujet, véritable mine d'informations sur l'époque et l'état d'esprit du "héros", matériau de base d'une justesse indiscutable. Les ellipses se marient aux associations d'idées narratives et graphiques.

Dessiné en noir et blanc, avare en dialogues, le récit est pourtant tout sauf aride. Alternant des représentations de décors hyperréalistes et de personnages sur fond blanc, Emmanuel Guibert offre une mise en image originale et sensible, qui procure un intense plaisir de lire.
Et ce n'est que le début...

Dans ce deuxième volet, la vie d'Alan Cope prend les chemins de traverse... Mais sans qu'il l'ait voulu.


Comme décrit dans le tome 1, la compagnie à laquelle il appartient est stationnée en Normandie en attendant que des véhicules lui soient fournis. Quand ils arrivent enfin, les soldats sont envoyés vers l’Est en ignorant tout de leur destination et de leur mission. Evitant les véritables affrontements, la section participe en fait à une tentative américaine pour récupérer Prague avant que les Russes ne s'en emparent.
Mais avant toute autre chose, ce sont encore ses rencontres, ses sentiments, ses envies, ses peurs qu'évoque Alan. Emmanuel Guibert poursuit son adaptation biographique avec la mê finesse et la même efficacité. La Guerre d’Alan est racontée à la première personne et le narrateur n’hésite pas à s’y livrer intimement, en dévoilant à la fois des anecdotes banales ou plus surprenantes.
Son amour de la musique, par exemple, le conduit à fréquenter des maisons habitées par des musiciennes et possédant un piano… Les relations avec ses camarades de régiment sont aussi décrits sans complaisance, comme le récit de leur unique pillage (assez dérisoire d'ailleurs...), leur passage par Paris, ses premiers émois physiques.

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Ce nouveau chapitre est sans doute moins captivant car on garde en tête le souvenir, puissant, du premier. Mais l'ouvrage reste quand même passionnant, ne serait-ce que pour son aspect documentaire, cette vision de la guerre comme on ne l'a jamais vue - au moins en bande dessinée.

Le dessin est toujours d'un brio confondant, à la fois d'une grande simplicité et très expressif. Difficile pour moi de ne pas penser à Mazzucchelli, même si j'ignore s'il s'agit d'une influence de Guibert. En tout cas, on reste dans un travail de très haute volée... Que ne trahira pas l'ultime tome de la saga.

La seconde guerre mondiale est finie. L’unité d’Alan Ingram Cope, stationnée en Bohème, est rappelée en Allemagne, du côté de Regensburg. Bravant les ordres, le héros sympathise avec les habitants au hasard de ses rencontres. Peu après, il part pour les Alpes pour y seconder un aumônier de l’armée - occasion pour le narrateur d'avouer qu'il songea longtemps à se consacrer à la carrière de pasteur.
Comme le dit Cope, il a le chic pour retrouver presque tous ceux dont il a apprécié la compagnie, même après être resté des années sans échanger de nouvelles. Cela symbolisera son existence jusqu'à la fin, quand il essaiera de renouer des contacts, via parfois des intermèdiaires prestigieux (comme l'écrivain Henry Miller !).
Démobilisé, Alan signe un contrat civil afin de demeurer quelques temps en Europe. Il reviendra quand même aux Etats-Unis… Pour en repartir car le Nouveau Monde vit trop à "la surface des choses" alors qu'en Europe il a connu la profondeur de l'existence.
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Entamée en 1997, la relation en bande dessinée des souvenirs d'Alan Ingram Cope s'est donc achevée plus de dix ans après : on mesure à la fois l'ambition du projet d'Emmanuel Guibert, son implication et sa volonté à le mener à son terme en sachant cela.
Talentueux espoir du Neuvième art, l'auteur en est depuis devenu un maître. Cette Guerre d’Alan est une histoire qui est d'abord étonnante car n'y figure pratiquement aucun combat ! Dans ce récit intime et intimiste, l'évocation des amours de ce jeune soldat n'est guère plus détaillée, tout juste suggérée. En revanche, Alan Ingram Cope peut raconter avec une minutie gourmande et une émotion communicative une excursion au Sequoias Park... Alors qu'il présentera laconiquement celle avec qui il partagea sa vie.
Grâce à cet art consommé de l'ellipse, respecté par Guibert, on finit par avoir le sentiment de connaître le narrateur comme un proche. L'auteur retranscrit fidèlement les confessions de son vieil ami - d’autant plus fidèlement que, Cope aujourd’hui disparu, c'est plus qu'un album de BD qu'il nous livre : quasiment un devoir de mémoire.
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Le premier talent de l'artiste face à son sujet, c'est ici son humilité. Et notre sentiment final, c'est la gratitude. Pour nous avoir donner à lire quelque chose d'aussi beau, sobre et poignant.

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